Ethique
Ils révèlent des scandales de corruption ou de santé publique, en mettant bien souvent leur carrière en péril… Des nouvelles lois protègent les lanceurs d’alerte. Seront-elles efficaces ?

Article initialement paru en mars 2014

 

Quel point commun entre Edward Snowden (écoutes de la NSA), Julian Assange (Wikileaks), Irène Frachon (affaire du Mediator) ou encore Jean-Luc Touly (scandales dans la gestion de l'eau)...? Tous appartiennent à la famille des lanceurs d'alerte. Autrement dit, «toute personne physique ou morale qui rend publique ou diffuse de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui parait dangereuse pour la santé publique ou pour l'environnement», dixit la loi Blandin, qui les a définis pour la première fois le 17 avril 2013.

Si ce texte ne porte que sur le thème de la santé publique et l'environnement, ce n'est pas le seul: ces dernières années les lois protectrices pour les lanceurs d'alertes se sont multipliées. «Depuis 2007, il y a eu cinq textes sur le droit d'alerte et un sixième est en préparation pour avril 2014, portant sur le secteur public», rappelle Nicole-Marie Meyer, responsable alerte éthique chez Transparency international.

 

Chaque loi a ajouté un champ nouveau dans la protection des lanceurs d'alerte dans l'entreprise. A d'abord été pris en compte la dénonciation de faits de corruption sur les domaines financiers et comptables. Ont suivi la sécurité sanitaire (médicaments et produits de santé), la santé publique et l'environnement, les conflits d'intérêt (personnalités publiques, membres du gouvernement, élus ou commis de l'état), la fraude fiscale et la grande criminalité économique et financière.

 

Encouragement à la délation

 

«Un article dans le Code du travail a été dernièrement voté, précise Nicole-Marie Meyer. Il prévoit une protection des salariés qui révèlent ces faits contre toute forme de représailles: licenciement, discrimination en matière de rémunération, recrutements, formation...».

La loi de décembre 2013 sur la délinquance financière a en effet une portée beaucoup plus large: l'article L1132-3-3 du Code du travail prévoit qu'un salarié ne peut être sanctionné «pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions.» Elle instaure donc une protection du lanceur d'alerte qui dénonce des faits constitutifs de crimes ou de délits.

Pour la protection de l'environnement et devant le risque majeur, la délation est parfois encouragée. A l'université du Medef, en septembre 2012, Luc Oursel, le patron d'Areva, n'hésitait pas à vanter devant ses pairs l'importance d'intégrer les informateurs dans la gouvernance de l'industrie nucléaire pour prévenir tout incident: «Il faut des lanceurs d'alerte pour porter l'information à la connaissance du top management». Une loi de 2006 impose d'ailleurs la transparence sur l'information nucléaire.

De l'écran à la réalité

Ces textes suffiront-ils à créer des vocations? Pas certain. Car si les histoires de ces citoyens ordinaires ont inspiré le cinéma, c'est justement parce qu'elles sont rocambolesques: avoir le courage de se dresser contre un système, de le dénoncer, cela revient à mettre en danger sa carrière, parfois sa vie... La filmographie des lanceurs d'alerte est d'ailleurs impressionnante, comme le rappelle la journaliste Florence Hartmann  dans son ouvrage, Lanceurs d'alerte (éditions Don Quichotte, février 2014).

 

On les retrouve dans le film éponyme Erin Brockovich de Steven Soderbergh, où l'héroïne (Julia Roberts) dénonce la firme polluante Pacifiz Gaz & Electric Company. Ou dans Les Hommes du président, d'Alan Pakula, les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein devant à Mark Felt alias «Gorge profonde» (Hal Holbrook) la révélation du scandale du Watergate. Ou encore dans The Insider de Michael Mann, avec un cadre de l'industrie du tabac (Russel Crowe) qui met au jour les méthodes frauduleuses des géants du tabac pour maintenir les consommateurs en état de dépendance...

 

Glorifiés, célébrés sur l'écran, ces lanceurs d'alerte de cinéma ont souvent droit à leur «happy end». Dans la vraie vie, l'issue est pourtant beaucoup moins glamour: après la révélation du scandale, ils sont bien souvent pris dans une spirale infernale: licenciés par leur employeur, placardisés, voire black-listés... et souvent poursuivis. Du coup, il faut prendre des précautions avant de se lancer dans cette aventure.

 

Le prix à payer peut être élevé: exemple avec Jean-Luc Touly, qui a dénoncé à plusieurs reprises les dessous du marché de l'eau alors qu'il était salarié et syndicaliste CGT chez Veolia: L'Eau de Vivendi, les vérités inavouables (Fayard, 2003), puis L'Eau des multinationales, les vérités inavouables (Alias, 2006). Il a été licencié par Veolia en 2006 puis réintégré en 2010, suite à des recours judiciaires.

 

Il a aussi témoigné dans un documentaire diffusé par Arte, intitulé Water makes money, pour lequel il a été poursuivi par Veolia et condamné à 1000 euros d'amende avec sursis et à un 1 euro de dommages-intérêts par le tribunal correctionnel de Paris, mais a fait appel. Une affaire dans laquelle Veolia n'a pas attaqué la chaîne Arte, qui a diffusé deux fois le documentaire, mais le lanceur d'alerte et la présidente de l'association La Mare aux canards, chargée de la diffusion en France du documentaire.

 

Autre histoire révélée le 5 mars dernier par Mediapart, celle d'un cadre dirigeant d'une filiale de la SNCF (Geodis BM), Loïc R., licencié en 2009: le conseil des prud'hommes de Strasbourg a jugé qu'il avait été écarté pour avoir dénoncé des pratiques illégales.

Anonymat ou confidentialité?

 

En théorie, les entreprises ne sont pas inactives en matière d'alertes professionnelles. La preuve, depuis 2005, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a autorisé 3 200 dispositifs d'alerte (numéro de téléphone, adresse électronique particulière, formulaire en ligne) permettant aux salariés de déclencher une alerte. Dans tous les cas, la Cnil recommande que le lanceur soit connu: «L'auteur de l'alerte professionnelle s'identifie mais son identité est traitée de façon confidentielle par l'organisation chargée de la gestion des alertes.» L'anonymat ne peut être qu'exceptionnel.

 

«Nous sommes dans une situation étrange, constate la journaliste Florence Hartmann. Il y a de plus en plus de responsables de questions d'éthique dans les sociétés, mais dans la pratique cela ne change rien.» Pour alerter sur les lanceurs d'alerte, Jean-Luc Touly, qui est également administrateur de l'association Anticor, tente de les fédérer: «Nous voudrions présenter une liste de candidats, lanceurs d'alertes, aux élections européennes, pour peser sur ces instances et qu'elles rédigent une directive à ce sujet.»

 

Déclencher une alerte, mode d'emploi

1 - Prenez un conseil juridique. Vous constatez dans votre entreprise des faits qui relèvent des champs couverts par la loi: corruption, sécurité sanitaire, santé publique et environnement, conflits d'intérêts, fraude fiscale et grande criminalité économique et financière. «Commencez par demander l'avis d'un conseil juridique, d'un représentant du personnel, pour bien mesurer les conséquences de vos dires», recommande Nicole-Marie Meyer, responsable alerte éthique chez Transparency international. «En Grande-Bretagne, ils disposent d'une fondation des lanceurs d'alertes, Public concern at work, qui les accompagne dans cette démarche.»

 

2 - Privilégiez les voies internes. «Soit vous prévenez d'abord votre hiérarchie (sauf si l'alerte les concerne bien sûr), soit le responsable éthique (s'il existe) ou via le dispositif d'alerte professionnel, conseille Florence Hartmann. Et si vous voyez que cela ne donne rien, vous passerez à l'étape supérieure.» Par exemple, auprès du service central de prévention de la corruption, si vous avez constitué un dossier avec des pièces, ou les autorités d'alertes, s'il s'agit d'un scandale sanitaire ou environnemental...

 

3 - La presse, en dernier recours. Vous pouvez aussi prendre contact avec des associations comme Anticor. «La presse doit rester un ultime recours lorsque les autres sont épuisés», dit Nicole Marie-Meyer. Mediapart a par exemple créé une sorte de boîte aux lettres, baptisée Frenchleaks pour préserver l'anonymat de ses informateurs.

 

Un lanceur d'alerte multimillionnaire
14 millions de dollars! Voilà la récompense que la Security & Exchange Commission) américaine vient d'offrir à un informateur. Il s'agit de la plus importante récompense versée, depuis le lancement du programme sur les lanceurs d'alerte en 2011, rappelle Les Echos dans un article du 27 février. Via ce dispositif, la SEC rémunère des informations de «grande qualité», qui permettent au régulateur de mener des poursuites avec des sanctions excédant 1 million de dollars. Depuis août 2011, la SEC a versé 225 000 dollars dans cinq autres cas et a reçu 6 500 «tuyaux».

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