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Au delà de la recherche du profit, des entreprises commencent à prendre conscience que le souci du bien commun peut se révéler bénéfique pour l'image auprès des clients et la motivation des salariés.

La « Fable des abeilles » n’est plus le seul mantra des entreprises. Cette théorie de Bernard Mandeville, parue en 1714, considère qu'un vice, la soif de richesses, produit de la vertu car en libérant les appétits, elle apporte une opulence qui ruisselle du haut vers le bas. Le capitalisme responsable ou durable fait aujourd'hui des émules en posant pour paradigme l'idée qu'il importe de satisfaire les intérêts de toutes les parties prenantes. « Il vise à la création de valeur durable dans une optique gagnant-gagnant qui stimule l’écosystème et la performance, explique Caroline de la Marnierre, fondatrice et directrice générale de l’Institut du capitalisme responsable. La reconnaissance du rôle des collaborateurs et de l’importance de l’innovation participative sont les marqueurs d’un changement de culture. C’est une tendance forte dans tous les grands groupes. »

Le mouvement s’est accéléré après la COP21 qui a mis sous les feux des projecteurs le poids potentiel des actions des entreprises. Les exemples se sont multipliés depuis. Dans le monde de l’énergie, Engie a ainsi décidé de ne plus construire de centrale au charbon afin de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. Dans les services, Sodexo a mené pendant deux ans une étude de référence auprès de 50 000 managers. Publiée en 2016, elle a établi la forte corrélation pouvant exister entre mixité et performance. « Schneider Electric et Legrand se sont eux aussi engagés sur cette voie en plaçant au même niveau d’importance les indicateurs financiers et ceux relatifs à l’impact social, sociétal et environnemental », ajoute Caroline de la Marnierre.

Prévenir le travail forcé

Les politiques de ressources humaines sont un levier très efficace de diffusion de bonnes pratiques, comme le démontre l’action de RHSF (Ressources Humaines sans Frontières). Active depuis 2006, cette association s’est donné pour objectif de promouvoir le respect des droits de l’Homme dans toute la chaîne de la sous-traitance. « Même si le droit international interdit de faire payer aux personnes embauchées les frais de leur recrutement, explique Martine Combemale, fondatrice de RHSF, ces frais sont souvent payés par ces mêmes personnes, qui sont ainsi contraints de faire des heures supplémentaires bien au-delà du maximum autorisé par le droit international (60 heures par semaine), pour rembourser les agences de recrutement, en l’absence de corps d’inspecteurs internationaux. Aucune entreprise ne peut régler seule le problème. » La lutte contre le travail forcé doit alors être collective.

RHSF identifie des acteurs clefs comme des syndicats afin de monter de partenariats et améliorer les outils de recrutement ou en créer de nouveaux lors de missions pilotes. « Il devient alors possible d’établir une analyse détaillé du coût de recrutement supporté par les embauchés, qu’il s’agisse du transport ou des honoraires des agences, afin que les entreprises puissent construire une véritable politique de recrutement responsable avec leurs sous-traitants pour prévenir les risques de travail forcé. » Pour améliorer son action, RHSF a lancé en décembre 2017 un fonds de prévention des risques afin de partager les outils mis au point sur le terrain. En sont déjà membres Total, Crédit Agricole, Maisons du Monde, Petzl et, depuis janvier, EcoVadis, une plateforme de notation RSE des entreprises.

Le capitalisme responsable n’est pas pour autant l’apanage exclusif des grandes entreprises. Avec 70 salariés, Veja produit des chaussures à base de caoutchouc naturel récolté dans la forêt amazonienne brésilienne. « Les “seringueiros” [récolteurs de caoutchouc brut] qui travaillent avec nous livrent un produit semi-fini et plus seulement le produit brut, explique son fondateur Sébastien Kopp. Ils ont maintenant une rémunération trois fois supérieure et un rôle de gardien de la forêt puisque leur façon de travailler assure un intérêt économique à protéger la forêt. »

Attirer chez soi et chez les clients

Pour autant, le chef d'entreprise se montre réticent sur l’emploi du terme « responsable », car c'est « business as usual » : « Pour changer ça, il faut dire non ou proposer une alternative. Nous sommes plus à l’aise avec le terme “transparence”. Notre projet veut créer une valeur ajoutée sociale et environnementale à chaque étape de la production. » Si les 70 salariés de Veja ne sont pas tous motivés au même degré par les objectifs de l’entreprise, Sébastien Kopp estime que « travailler chez Veja change leur manière de voir les choses pour toujours ». Et lui-même accorde finalement une certaine importance à la « responsabilité ». L'entreprise vient de recruter une responsable RH qui aura aussi pour tâche de répondre à la multitude des envois de CV. « Est-ce responsable de ne répondre qu’une fois sur 100 aux candidatures, faute de temps ? Je trouve que non », estime Sébastien Kopp.

Phenix veut aussi concilier les intérêts de toutes les parties prenantes en assurant une deuxième vie aux produits alimentaires de la grande distribution, habituellement voués à la destruction pour cause de date de péremption trop proche. « Nous sommes une entreprise sociale, un modèle hybride mais un modèle d'avenir, à mi-chemin entre une entreprise classique et une association, et qui s’attaque à une problématique d’intérêt général », affirme son fondateur Jean Moreau.

Avec 70 salariés et 900 clients, Phenix est déjà rentable mais loin d’avoir fait le plein puisque l’Hexagone compte 22 000 super et hypermachés. L’impact de sa démarche sur le recrutement ? « Nous attirons des talents à un coût inférieur à celui du marché, que ce soit des jeunes diplômés ou des gens avec une expérience confirmée, ayant entre 30 et 40 ans », explique Jean Moreau. Une démarche vertueuse dont profite aussi la marque employeur des clients de Phenix, comme les distributeurs : « Leurs employés ne sont plus contraints de verser de l’eau de Javel sur les invendus. La dimension solidaire de notre action est positive pour eux en interne et aussi pour leur recrutement. » La « ruche » de Mandeville ruisselle ainsi plus par la vertu que par le vice.

« Donner une vision et une motivation »

Jérôme Cohen, fondateur de Engage, forme les entrepreneurs à la prise en compte du bien commun.

« La COP21 a produit une prise de conscience des enjeux. Il y a encore cinq ans, la notion de capitalisme responsable était inaudible. Maintenant, les dirigeants des grands groupes sont convaincus qu’il faut mobiliser l’éthique car c’est aussi bon pour leur performance. Ils ont compris que s’ils ne changeaient pas, ils risquaient de perdre leurs salariés, leurs clients et de voir partir les actionnaires. Les entreprises qui n’intègrent pas le bien commun dans leur stratégie vont à l’échec. Cette transformation tient à une plus grande visibilité des externalités négatives et aux attentes nouvelles des salariés. La capacité accrue de transparence qu’apporte internet a aussi joué dans ce sens. Le groupe Air Liquide est un bon exemple de cette nouvelle approche. Leur investissement dans l’hydrogène comme maillon indispensable à la transition énergétique place clairement le bien commun au cœur de leur stratégie. Cela donne une vision et une motivation aux équipes. Les entreprises ne doivent pas se tromper. Il faut d’abord changer avant de communiquer, sinon on reste dans le pur concept marketing et cela produit des effets négatifs en interne et en externe. L’intérêt de l’entreprise est de parvenir à définir, avec les salariés et les parties prenantes, un bien commun à préserver et voir comment réduire les externalités négatives. Si la gouvernance est partagée, cela aura un impact sur les pratiques. »

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