Ethique
Figure de proue de la démocratie économique, les lanceurs d’alerte risquent d’être dissuadés d’agir par la nouvelle loi sur le secret des affaires. Leur liberté en débat.
[Cet article est issu du n°1958 de Stratégies, daté du 5 juillet 2018]

 

Ce 22 mars, à la Cité internationale de Paris, Antoine Deltour, à qui l’on doit la révélation des rescrits fiscaux qui aboutiront à l’affaire Luxleaks en 2010, attise la curiosité des étudiants lors d’un colloque intitulé «Démocratie et numérique». Encore une fois, il raconte son histoire: «J’ai copié le serveur de mon entreprise [PricewaterhouseCoopers, PwC] et deux ans plus tard j’ai été identifié comme la source du journaliste. Le lanceur d’alerte est souvent un citoyen ordinaire qui se retrouve du jour au lendemain très exposé. Certains vous considèrent comme un délateur, un traitre, d’autres comme un héros. La vérité est sans doute entre les deux. Mais les insomnies sont avant. Car le conflit trouve sa résolution dans l’alerte.»

Loi sur le secret des affaires : quels risques?

Appuyé par Édouard Perrin, de Cash Investigation, poursuivi puis finalement relaxé en janvier dernier par la Cour de cassation du Luxembourg, Antoine Deltour a bien clarifié ce jour-là le rôle de chacun : à lui l’origine de la fuite, au média la responsabilité de la diffusion, sur internet ou sur les ondes. Et il fait confiance au journaliste pour «faire le tri» et servir de «validateur». Or, voilà que la loi sur le secret des affaires, qui vient d’être adoptée au Sénat, rebat les cartes de ce duo: «On met un frein à la fonction du journaliste et du lanceur d’alerte, dit-il. Il leur revient la charge de prouver qu’ils ont eu raison de violer ce secret, ce devrait être l’inverse.»
Quel risque majeur cette loi, qui vise à défendre les brevets et les innovations des entreprises, fait-elle courir à cette figure emblématique de la démocratie 2.0? «Elle a un effet extrêmement dissuasif sur les lanceurs d’alerte, estime Jean-Christophe Alquier, président du cabinet Alquier & Associés, qui conseille de grandes entreprises. Elle n’offre aucune garantie qu’ils ne soient pas in fine démaqués.» L’accès à des informations confidentielles, en effet, peut être tracé. «Comment s’assure-t-on que les gens vont être vraiment protégés?», a demandé le 22 mars Rayna Stamboliyska, experte indépendante en gestion des risques. Si la loi Sapin 2 de 2016 empêche de licencier un lanceur d’alerte du fait de son acte, la sortie de documents peut se traduire par une plainte pour vol et leur publication par des poursuites pour violation du secret des affaires. Le risque est de voir les bonnes volontés s’effacer devant le danger. 

Levée de boucliers contre la loi

Transcription d’une directive européenne de 2016, la loi a suscité une levée de boucliers de 52 organisations (syndicats, associations de journalistes, ONG). Une pétition signée par 575 000 personnes l’accuse de verrouiller l’information sur «les pratiques des firmes et les produits» et y voit la main des lobbies des multinationales et des banques d’affaires. « Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks, pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens», peut-on y lire. Mais pour Raphaël Gauvain, député LREM de Saône-et-Loire et auteur de la proposition de loi, «la loi donne des critères précis, restrictifs et cumulatifs pour définir le secret des affaires, confie-t-il à Stratégies. Elle exclut expressément les lanceurs d’alerte du dispositif qui ne leur sera pas “opposable”. Et des garanties de procédure ont été instituées avec la création de l’amende civile permettant de condamner fortement une entreprise qui aurait engagé une procédure bâillon contre des lanceurs d’alerte [20% du montant de la demande de dommages et intérêts ou 60000 euros. Vrai, complète Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, «nos demandes ont été satisfaites contre les procédures bâillons et pour que la protection se limite aux informations ayant une “valeur commerciale” et non “une valeur économique”. Mais on regrette que les sources des journalistes ne soient pas inclues dans l’exception».

Lanceurs d'alertes vs journalistes

Brevets, design, propriété intellectuelle, actifs immatériels… Pour Jean-Christophe Alquier, les motifs du secret des affaires doivent toutefois être entendus: la France cherche à se protéger dans les domaines qui font sa richesse. Reste à ne pas sacrifier le lanceur d’alerte sur l’autel de nos industries. Si celui-ci est archi-protégé dès lors qu’il porte à la connaissance de sa direction ou du comité d’éthique des malversations, c’est la publicité de ses informations qui n’est pas encore admise par les entreprises. Pourtant, les temps changent. Antoine Deltour constate un regard «de plus en plus bienveillant» à son endroit. Et les lanceurs d’alerte sont perçus par l’opinion comme étant plus impartiaux que les journalistes (voir sondage, p.8 dans Stratégies n°1958 du 5 juillet 2018): «Leur légitimité tient à un acte où ils se mettent eux-mêmes en danger», rappelle l’expert. La définition de l’héroïsme.

«On veut redonner le lead aux médias»

The Signals Network veut faciliter les échanges entre les médias et les lanceurs d’alerte. Le 21 juin, cette nouvelle fondation a lancé sa première opération sur l’abus des données personnelles avec Mediapart, Die Zeit, The Daily Telegraph, The Intercept et WikiTribune. Explications de son fondateur, Gilles Raymond.
 Avec votre fondation, The Signals Network, voulez-vous susciter des vocations de lanceurs d’alerte?

C’est l’objectif. Le journalisme d’investigation est sous pression économique. On doit attendre que quelqu’un se réveille avec les Panama Papers, mais il y a des centaines de sujets ou personne ne se réveille. On veut redonner le lead de l’agenda aux médias plutôt qu’aux politiques ou aux multinationales.
Comment comptez-vous inverser cette dynamique?
Dans un environnement international, le média doit s’associer avec d’autres et annoncer qu’il lance une information. Nous voulons être un facilitateur pour limiter le niveau de risque du lanceur d’alerte (voir encadré). Aux Etats-Unis, vous êtes bien protégés quand vous percevez un pourcentage de l’amende infligée par une autorité de marché. Mais les frais d’avocat sont un très bon moyen de faire taire un témoin. On peut contribuer à identifier un avocat qui travaille à prix réduit.
La loi sur le secret des affaires vous inquiète-t-elle?
Oui, car c’est la pénalisation du transfert d’informations à l’extérieur de l’entreprise. Dans un environnement concurrentiel, cela fait sens. Mais cela va à l’encontre de la tendance à une société de transparence. Il y a aussi une disproportion entre la sanction infligée au lanceur d’alerte et ce que risquent HSBC, la NSA ou UBS. Quand HSBC est condamné à trois semaines de résultats financiers, cela équivaut à une amende pour stationnement interdit.

 

 


La protection du lanceur d’alerte

Edictés internationalement via Freedom of the press, les principes qui protègent le lanceur d’alerte visent à garantir son anonymat et des échanges d’informations sécurisées. Six niveaux de protection sont énoncés par The Signals Network : l’accompagnement psychologique en Europe et en Amérique du Nord, la mise en place d’un support juridique (orientation vers tel ou tel avocat), la protection de la vie privée contre le tracking des données personnelles, la gestion des relations avec les médias, la relation avec les institutions, enfin, l’hébergement d’urgence en cas de forte pression.

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