Digital
Thomas Houy, maître de conférences en « management et entrepreneuriat » à Télécom Paris-Tech publie le 18 septembre « Le demi-tour numérique » où il démontre que face à l’innovation digitale, les entreprises doivent remettre en cause de fond en comble leurs process managériaux. Explications.

Vous n’avez pas cherché à faire paraître votre livre, Le demi-tour numérique, mais vous le proposez directement aux internautes sur support numérique. Pourquoi ?

J’ai assumé la conception, l’édition et la distribution de ce livre avec un principe clé qui a cours dans le digital et qui est très contre-intuitif : il faut externaliser ce que l’on sait faire et internaliser ce que l’on ne sait pas faire. Avant, on produisait d’abord l’innovation, puis on allait la vendre. Avec le digital, on a inversé la proposition : d’abord on vend et ensuite on produit ; s’il y a une rencontre avec le marché : un product market fit.

 

On ne doit donc plus faire appel à un prestataire extérieur quand on a un projet digital ?

J’ai un ami médecin qui se lance dans un réseau social de médecins. Dépourvu de compétences de coding, il est allé voir un prestataire. Il lui en a coûté plus de 100 000 euros, il a mis plus de deux ans et la qualité du site a été divisée par deux. Quand vous externalisez ce que vous ne connaissez pas, le prestataire en profite. Beaucoup vivent de cette mauvaise connaissance du digital par les grands groupes. 


Cela implique que dans les entreprises comme dans les start-up, il faut avoir des compétences multiples…

Désormais, la nouvelle compétence requise pour l’innovation, c’est « apprendre ». Si vous externalisez ce que vous savez bien faire, vous savez exactement ce que vous pouvez en attendre en qualité, en prix et en délai. C’est un renversement des bonnes pratiques d’innovation. Une chercheuse américaine en entrepreneuriat de l’université de Virginie, Saras D. Sarasvathy a créé le concept d’« effectuation » qui participe aussi de l’innovation à l’envers. Elle a montré que si vous voulez faire un superbe dîner, vous vous fixez un objectif et vous mobilisez des moyens en allant faire vos courses pour appliquer ensuite la recette. Vous êtes alors un « causal » car vous vous êtes intéressé aux causes pour atteindre l’objectif. En matière d’innovation, c’est pareil. La chercheuse a interviewé plein d’entrepreneurs digitaux et elle a montré qu’ils ne s’intéressaient pas aux causes mais aux effets. Quelqu’un d’« effectual », c’est donc quelqu’un qui ouvre son frigo sans préjuger de ce qu’il veut faire et commence à tester. À la fin, il atterrit à un endroit où il n’aurait jamais imaginé arriver. Mark Zuckerberg n’avait jamais pensé faire Facebook. Et Biz Stone ou Jack Dorsey n’ont jamais préjugé non plus de ce qu’allait être Twitter. L’innovation à l’envers consiste à s’intéresser aux effets et non pas aux causes.

 

Une entreprise doit-elle renoncer alors au business plan ?

Tout à fait. Il y a dix ou quinze ans, le contexte était encore stable. Ça s’est accéléré. En 2008, Nokia avait 45 % de part de marché des téléphones portables. En 2013, la marque n’en a plus que 5 %. Sur la rencontre en ligne, Tinder a pris 80 % du marché en trois mois. Dans le software comme dans le hardware, on est donc mortel. Toute forme de projection est vaine. Il y a plein d’exemples de boîtes dans le digital qui sont en grande difficulté alors que l’on pensait que ce serait un business assez stable. Même Google, on oublie par exemple que son business repose sur l’idée que pour faire une recherche, il faut savoir ce que l’on va chercher. La voix sur le search peut être un élément de disruption.


Vous tordez le cou dans votre livre au sacro-saint principe des vérités scientifiques qui normalement irriguent les innovations technologiques. Pourquoi n’est-ce pas vrai avec les innovations de rupture ?

Les entreprises cherchaient à être exactes du point de vue scientifique : il s’agissait d’avoir la meilleure technologie car c’est ce qui les faisait gagner. Aujourd’hui, celles qui gagnent sont celles qui ont la meilleure expérience utilisateur. Imaginez que Google n’existe pas. Si vous devez faire un moteur de recherche qui ramène l’information la plus pertinente, vous avez un premier filtre en fonction du sexe ou de l’âge. Comme vous êtes analytique, la logique veut que l’on adresse un questionnaire en ligne : êtes-vous une femme, quels sont vos goûts, etc. Vous avez alors parfaitement raison du point de vue du cahier des charges : vous avez une meilleure technologie que Google dans sa version bêta qui se plantait une fois sur deux en vous dirigeant vers un pantalon pour garçon quand vous étiez une fille et inversement. Sauf que du point de vue l’UX, il est impensable de faire passer un questionnaire de trois minutes à un internaute. Google est peut-être moins performant mais il est bien supérieur du point de vue du design et de l’expérience utilisateur. Comme disait Saint-Exupéry, « la perfection est atteinte non pas quand il n’y a plus rien à ajouter mais quand il n’y a plus rien à enlever. »


Dans les grosses entreprises, l’obsession du mass market nuit-elle à l’innovation digitale ?

Bien sûr, faire passer le design dans les grands groupes est souvent très compliqué. Ils n’ont pas la culture de répondre à des individus mais à une masse d’individus. Raisonner sur une clientèle moyenne, c’est ne satisfaire personne. La chance des start-up, c’est qu’elles n’ont pas beaucoup de clients et peuvent donc chercher à apporter une satisfaction individuelle. Les grands groupes, eux, ne regardent les innovations que quand elles sont rentables, ou présentent des ROI [retour sur investissement] intéressants. Dans le digital, il faut faire des choses qui ne sont pas à l’échelle (« do things that don’t scale »). Le vrai sujet, c’est de résoudre un problème concret et précis d’une personne. Le marché vient ensuite. Les start-up peuvent d’ailleurs pivoter très facilement si elles se plantent.


Vous dites aussi qu’il ne faut pas chercher à être le premier ni à être du sérail…

Toutes les innovations que l’on connaît n’ont jamais été originales. Les premiers sites de micro-blogging existaient dix ans avant l’émergence de Twitter. Il n’y a pas d’avantage à être le premier. Toutefois, la structure du marché compte, « the winner takes all » comme disent les Américains, et il y a des effets réseaux. Les start-up qui ont réussi, comme Facebook, ne sont pas protégées par leurs brevets mais par leur audience. Mais il arrive aussi que l’on soit contesté sur des micro-niches comme Meetic, pourtant protégé par sa position sur le marché des célibataires, qui a été disrupté par Attractive World. Ce dernier arrive trois ans après avec de la surinnovation en aspirant la donnée. Pour ce qui est du sérail, Elon Musk explique avec sa théorie des premiers principes que la chance de ceux qui n’en viennent pas vient de ce qu’ils ne fonctionnent pas avec les mêmes présupposés. Ils peuvent avoir une pensée latérale. Or, la façon dont vous abordez un problème vous contraint sur la façon que vous avez de le résoudre. La sérendipité dépend de cette flexibilité d’approche. En termes d’innovations, les entreprises ont intérêt à raisonner à l’envers.


Comment recruter à l’aune de ces principes d’innovation « à l’envers » ?

Ces compétences sont rares et peuvent venir de partout. Dans les écoles, on ne réfléchit pas encore en termes de bonnes pratiques digitales. On est éduqué pour réserver la meilleure part à la vérité scientifique, l’approche causale, les business plans… On n’est pas bons pour craquer des problèmes avec des pensées latérales. Les RH dans les grands groupes valorisent le candidat analytique et intègrent ce type de profils. Mais il y a d’autres types de candidats qui ne préjugent pas de ce qu’ils vont faire, écoutent leurs utilisateurs et sont dans le fétichisme de la résolution d’un problème concret.







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