Management
Si le burn-out est dans le viseur des directions des ressources humaines depuis une grosse décennie, le brown-out reste méconnu. Pourtant, le désengagement vient bousculer la productivité des entreprises. Un syndrome qui devrait faire parler de lui.

Scènes de vie ordinaire à deux pas de La Défense (Paris). Les pots de départ s’enchaînent. En six mois, l’une des équipes a fondu de plus de la moitié. Et au plan national, avec plusieurs sites à la clé, cette agence de communication et d’études de marché de plus d’un millier de collaborateurs souffre d’une vague de démissions sans précédent. Consultant en communication, aguerri, Stanislas [les prénoms ont été modifiés] a fait les calculs. À raison d’un pot par semaine, le taux de départ dépasse les 60 %. « 63 % exactement. Il va bientôt falloir piocher dans notre PEL pour les cadeaux de départ » s’amuse-t-il (encore). En poste depuis moins de trois ans, il s’accroche – il est le plus ancien -, mais pour combien de temps ? « Où est la valeur ajoutée de mon travail, s’interroge-t-il. Le soir, je n’ai rien à raconter à ma femme de ma journée. Le job est répétitif, dit encore le conseiller passé par Sciences Po. Robotisé. On se sent idiot. »  Et Orane, sa directrice conseil, avoue ne pas trouver les mots pour galvaniser son équipe. « Ce n’est pas grâce à une énième campagne de communication que je vais changer quoi que ce soit. Je me lasse de ce job où je sais par avance ce qu'il va se passer. Qu’est-ce que mon métier ? » Les médecins du travail ont identifié depuis quelques années ce type de lassitude ou « brown-out » – comme une chute de tension –dans des agences de communication, marketing, publicité, médias, chez les annonceurs aussi... Pourtant, Stanislas dénonce « l’omerta qui règne sur le sujet. Ce serait chez Orange, on en parlerait. Notre job est d’acheter des espaces publicitaires dans les gros quotidiens, ils ne vont pas pointer le malaise qui se passe chez nous. » Selon une enquête Deloitte de 2017, plus d’un salarié sur deux (55 %) juge que le sens au travail s’est dégradé, tous secteurs confondus. Preuve que la quête de sens n’est pas l’apanage des millennials.

Pathologie nouvelle 

Clairement identifié, le burn-out apparaît aujourd’hui dans les écrans radars de toutes les directions des ressources humaines. L’Association des agences-conseils en communication (AACC) vient d’ailleurs en cette rentrée de publier un guide dédié, « pour mettre en place une démarche préventive ». Le prochain opus sera peut-être consacré au « brown-out ». « Le sujet est devant nous, confie Gildas Bonnel, président de la commission RSE, avec un décrochage observé chez les jeunes. Avec, par exemple, un droit revendiqué à une clause de conscience, à pouvoir nommer les budgets sur lesquels ils ne veulent pas travailler, sans être foudroyés. »
Ni burn-out, ni bore-out, le brown-out est le dernier-né dans la famille des pathologies du monde du travail. « DRH et médecins du travail pataugent encore sur le sujet, reconnaît Christophe Cutarella, psychiatre en entreprise pour la Fondation d’entreprise Ramsay Générale de santé. Le syndrome a été mis en évidence en 2013. Concrètement, les stratégies des entreprises évoluent très vite, et les salariés peuvent se retrouver à devoir remplir une mission qui n’est plus en adéquation avec leurs convictions. Certains perdent alors l’essence même de leur motivation. Cadres, managers ou pas, toutes les catégories socioprofessionnelles (CSP), tous les secteurs, toutes les tailles d’entreprise peuvent être impactées.

Bullshit jobs 

Ces ingénieurs qui quittent leurs postes prestigieux pour se lancer dans l’artisanat, un manager qui passe 80 % à 90 % de son temps à faire du reporting, un chargé de recrutement qui, lui, vérifie la présence des bons mots-clé dans le CV des candidats, ceux qui occupent des « bullshit jobs », autrement dit « des emplois à la con »… La liste est longue. Faut-il redouter une vague de brown-out dans les années à venir ? « Est-il question d’une vraie recrudescence, interroge encore Christophe Cutarella. Ou est-ce qu’on le cherche davantage ? » (lire l'encadré) « 30 % des tâches réalisées en entreprise ne serviraient à rien », tient à rappeler Philippe Burger, associé capital humain chez Deloitte, acteur majeur du conseil et de l’audit dans toute la France.
Et, pour compléter le tableau, le brown-out est plus insidieux que ses illustres prédécesseurs, burn et bore-out. « Il va de pair avec le présentéisme, analyse Vincent Binetruy, directeur France du Top employers Institute. Les collaborateurs sont là, mais totalement désengagés, ils procrastinent. La productivité est en berne. »

Comment lutter contre une telle vague de démotivation ? « La pression est plus forte vis-à-vis des entreprises pour développer ce qui a du sens, note Philippe Burger, mais la formule magique n’existe pas. Charge à elles de travailler sur une série de petites touches. C’est de l’impressionnisme. Quelques pistes pour redonner un sens à la raison d’être de l’entreprise : repenser le chemin de carrière, donner davantage de latitude aux collaborateurs pour qu’il soit initiateur du changement, abandonner l’organisation trop verticale, réduire le nombre de postes de management intermédiaire… » La responsabilisation est souvent clé. Surtout, entre ce qui a été vendu à l’embauche et la réalité quotidienne, la cohérence doit être de mise. « En 2019, seuls 14 % des collaborateurs constatent l’adéquation entre la marque employeur et l’expérience vécue au sein de leur société », rappelle Vincent Binetruy. Cette fois, c'est le salarié qui note l'entreprise : peut mieux faire !

« Le terme d'épidémie peut être utilisé »

Trois questions à François Baumann, médecin généraliste, spécialisé dans les pathologies du monde du travail, auteur de Le brown-out, quand le travail n’a plus aucun sens (éditions Josette Lyon)

 

Peut-on redouter une vague de brown-out ?
La problématique du sens n’est pas dans les tuyaux des entreprises, aujourd’hui. Et l’approche ludique, avec les babies foot, ne va rien résoudre. Or, le travail est, plus que jamais, au centre de l’équilibre de la vie. D’où l’impact de ces pathologies ! Et plus on parle des choses, plus on les voit aussi. C’est certes un peu fort, mais le terme d’épidémie peut être utilisé. La difficulté du brown-out est qu’il est multi-centré. Il affecte plusieurs sphères de l’être humain, philosophique, politique…. La patientèle va se développer. Il y a une prise de conscience que l’on peut devenir malade à cause de son travail. Un Grenelle de la souffrance au travail devrait être organisé.

 

Cette pathologie fragilise-t-elle le salarié sur la durée ?

Je le crains. C’est une blessure qui a du mal à cicatriser. Le risque de récidives est grand, et même celui de dépressions nerveuses. Le brown-out en fait des collaborateurs fragilisés. Le burn-out vient de l’extérieur. C’est plus facile ou confortable de mettre en cause la pression du chef, par exemple. À la différence, le brown-out vient du salarié lui-même. « Ce que je fais est absurde ». C’est plus violent.

 

Des soupapes permettraient d’y échapper ?

Plus le travail est intellectuel, plus le salarié est protégé. Il peut alors trouver des ressources pour s’en échapper. Ainsi, la culture sauve des gens. Le terme de soupape est parfaitement approprié. Et il est bon aussi de chasser le perfectionnisme. Dans les établissements d’enseignement supérieur renommés, les jeunes sont formés à être les plus parfaits. C’est très dangereux. La perfection est un fantasme. De quoi alimenter le mal-être au travail.

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