Ressources humaines
Dans un marché de l’emploi particulièrement tendu pour les cadres, les bons profils sont en position de force. Sous l'effet de la digitalisation, certains multiplient les candidatures fantômes. Sans aucun scrupule. Un casse-tête pour les employeurs.

Le verbe « ghoster » fait florès dans les échanges entre responsables RH. Pour autant, dénicher un adepte de cet exercice de style est mission impossible. Il est aux abonnés absents. Passé des sites de rencontres à l’entreprise, ce terme désigne ces candidats fantômes qui ne donnent pas suite. Tous les cas de figure sont possibles. « Ce peut être quelqu’un qui a postulé mais qui ne répond pas à une proposition d’entretien [on parle de « no show »], explique Maud Lorant, directrice de recrutement du groupe SII, ou tel autre qui se voit délivrer une proposition après deux entretiens, mais qui laisse l'offre lettre morte ou qui fait faux-bond le premier jour du contrat, pourtant signé, et sans explication. » Rarement quantifié, ce phénomène prend de l’ampleur depuis deux ou trois ans. Sans atteindre pour autant la situation en vigueur outre-Atlantique. « Un chercheur d’emploi sur deux estime tout à fait normal de ghoster, souligne Servanne Morin, communication et partnership manager du groupe LesJeudis, faisant référence à une étude récente. Avec une génération digitale native, zapper est un réflexe. Quand nos parents faisaient toute une carrière dans une même boîte, il y a dix ans, on restait sept à huit ans. Aujourd’hui, ça ne dépasse pas les deux voire trois ans. »

Candidats rock-stars

Le secteur des IT est probablement l’un des plus exposés. « La création des emplois cadres au cours du premier semestre 2019 dépasse le score de l’année 2018 dans sa totalité, resitue Emmanuel Stanislas, fondateur du cabinet de recrutement spécialisé Clémentine, ce qui peut expliquer l’émergence de cette impolitesse. » Et Servanne Morin d’enfoncer le clou, tout au moins sur certains métiers : « Ils se prennent un peu pour des rock stars ». Développeurs, data-scientists ou UX designers… seraient plus coutumiers du fait. Avec cinq, voire huit ou même davantage encore de propositions hebdomadaires, ils ont l’embarras du choix, en situation de quasi plein emploi. « On a l’impression de servir de lièvres, déplore Maud Lorant, ou d’argument dans une surenchère. La notion d’engagement n’est plus la même que par le passé. Et puis la digitalisation du process de recrutement y contribue aussi.» Pour les jeunes diplômés, les recruteurs en arrivent à appeler les écoles pour savoir s’ils ont des nouvelles de leur candidat, voire les parents. Au départ par simple inquiétude, mais aussi pour réussir à « staffer » les projets signés.

Pour autant, les millennials ne doivent pas être tous mis au piquet. Les professionnels des IT ne sont pas, non plus, les seuls concernés. D’autres segments sont touchés. « Le sujet est même un peu “touchy” chez les commerciaux, confie Sabine Mota, manager recrutement au sein de Fed Business, cabinet spécialisé. Certes, les fonctions commerciales sont classiquement volatiles, mais le mouvement s’accélère. Cadres ou non, jeunes diplômés ou expérimentés, intérim ou contrat à durée indéterminée (CDI), tous sont concernés. Si je convoque le candidat pour un entretien demain, voire pire en fin de semaine, je risque de le perdre. Le rapport de force sur le marché s’est inversé. Le candidat recherche maintenant l’entreprise à cinq pattes. »  Au total, le taux de déperdition des candidats tourne autour des 5 %, voire un peu plus. Jusque 10 %. Quel coût pour les entreprises ? Aucune étude ne vient chiffrer le poids du ghosting. Toutefois, c’est autant de temps que le collaborateur ne passe pas à son poste.

La réponse : « l'onboarding »

Cette désinvolture est aussi le reflet d'une redistribution des cartes entre les mains de certains profils. « Les directeurs des ressources humaines ont toujours “ghosté”, s’agace Guirec Gombert, content manager au sein du site d’offres d’emplois Cadreo, et ils s’émeuvent aujourd’hui qu’on leur fasse le même coup. » Une réponse du berger à la bergère ? Peut-être aussi le signe que la recherche de compétences digitales l'emporte chez beaucoup d'employeurs sur une approche plus humaine : « Ce ne sont pas les besoins qui doivent nous pousser à recruter tel ou tel collaborateur, déplore Édouard Pacreau, cofondateur de l’agence Altmann+ Pacreau, mais bien l’envie de travailler avec lui. » Avoir envie et surtout donner envie : des fondamentaux qui doivent peser dans la balance pour revenir à un rapport de forces plus équilibré.

Au « ghosting », la réponse des managers est l'« onboarding », ou comment mettre les petits plats dans les grands pour (mieux) accompagner la future recrue. Cela passe par un process de recrutement de plus en plus ramassé – de plusieurs mois, il est raccourci à trois semaines, voire même à une journée dans les IT. Et les équipes de recrutement s’étoffent. Havas a misé sur un pool mutualisé à l’ensemble du groupe pour assurer aussi un suivi de qualité, faire un débrief aux candidats non retenus… « Avec un préavis le plus souvent de trois mois – la période est assez longue –le candidat continue à être sollicité, commente Juliette Couaillier, directrice talent management. À nous de dégager du temps pour ce presque nouveau collaborateur, à nous de créer une relation solide tout de suite avec lui, à nous engager avec un déjeuner d’équipe par exemple, avec un brief de ce que sera le quotidien, sur les enjeux, pour faire découvrir le site… Le retour sur investissement est évident. Les candidats ne candidatent plus beaucoup, il faut aller les chercher. » En jouant à fond la carte de la marque employeur.

Avis d'expert

« L'IA pour les réponses personnalisées »

Thibault Perrin, chercheur chez Great Place to Work et doctorant au sein du laboratoire Cergam (Centre d’études de recherche de gestion) de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) d’Aix-en-Provence


Le « ghosting », ou les candidats vivant leur candidature comme une expérience, est-il un phénomène naissant ?

Non, ce qu'on appelle l’expérience candidat n’est pas un sujet de préoccupation récent. Déjà, en 1984, à la création de The Great Place to Work, la culture d’entreprise et les attentes des candidats étaient la thématique centrale. Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à vouloir participer à notre audit  –d’une centaine en 2010, elles sont plus de 500 aujourd'hui- pour mesurer la perception des collaborateurs, anciens candidats, évaluer les pratiques RH. Et à juste titre. Des études ont montré que le turn over en interne peut reculer de cinq points, et l’attractivité progresser.

Quelles solutions les entreprises ont-elles pour limiter l’évaporation des candidats  ?

Avec des volumes de candidatures parfois imposants, les entreprises ne sont pas en mesure de mobiliser les ressources humaines pour répondre, et ne pas laisser le candidat seul dans la nature. Des bataillons entiers seraient nécessaires. Aussi, investissent-elles dans l’intelligence artificielle pour produire des réponses personnalisées automatiques, avec la possibilité d’intégrer le motif du refus, par exemple. Une attitude qui s’inscrit dans la pratique de recrutement durable. Certaines vont même jusqu’à accompagner le candidat malheureux dans sa recherche d’un emploi, ailleurs.

 

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