Emploi
En pleine période de relance de l'économie, les entreprises seraient confrontées à une difficulté : un désamour à l’égard du contrat à durée indéterminée (CDI) chez les jeunes. De quoi modifier bien des habitudes de recrutement ?

L'année 2021 sonnerait-elle le glas du contrat à durée indéterminée (CDI) ? La question alimente le landerneau des ressources humaines, après les divers confinements où le télétravail s'est imposé et, avec lui, une certaine autonomisation des pratiques. « On en parle beaucoup, reconnaît David Beaurepaire, directeur délégué à HelloWork, acteur de la mise en relation des recruteurs, des formateurs avec les actifs, mais de là à dire qu’il y a une transformation radicale, ce serait une erreur. Ce phénomène concerne beaucoup les médias ou bien encore la communication. De quoi créer un biais. Ces secteurs bénéficient d’une forte visibilité. Et on a tendance à penser, à tort, que ce qui se passe dans ces entreprises-là se passe partout. Rien ne montre que le CDI va disparaître. »

Natacha Heurtault colle au descriptif. Son credo ? Les relations presse au service des acteurs de l’innovation. Le CDI qu’elle a proposé n’a pas trouvé preneur. Et ce ne serait même pas pour une question de salaire. « Finalement, je préfère travailler avec une professionnelle freelance heureuse de s’investir, dit-elle, même si cela pèse sur la culture d’entreprise. » Une stratégie payante ? D’après le guide du management et de la performance des talents publié par Elevo, plateforme spécialisée dans la gestion et l’administration des pratiques managériales, un collaborateur désengagé coûte en moyenne 12 500 euros par an en France.

Politique de la terre brûlée

Le rejet du CDI ne concerne pas que les métiers fortement demandés comme les développeurs ou les data analysts. Nicolas Gambini, patron-cofondateur de Notilo Plus, aimerait bien lui aussi recruter dans son secteur d’activité, celui des drones sous-marins pour le grand public et les professionnels. « Nous sommes témoins d’un processus qui pousse les profils techniques, explique-t-il, à se positionner en freelance, et pas en CDI. Et, il y a une vraie accélération en la matière. Une dimension générationnelle probablement, avec un effet très désorganisant. Ils partent, ils ne disent rien. Plus de son, plus d’image. Est-ce que je peux compter sur ces collaborateurs comme sur un salarié ? Une crise pourrait les faire réfléchir. C’est un peu la politique de la terre brûlée. Avec le droit social français, difficile d’ajuster la voilure », ajoute-t-il. Le propos de Thomas Carlier, manager chez Fed IT, spécialiste du recrutement IT, est plus mesuré : « Pour les projets de fonds, les activités qualitatives, le CDI l’emporte toujours. Même si, pour rattraper les six à dix-huit derniers mois, les entreprises misent sur les free-lance et leur flexibilité. »

Entreprise buissonnière

De l’autre côté du Rhin, Simon Usifo, chief client officer & membre du board d’Ogilvy, agence de publicité globale, opère – dans un français impeccable - cette même distinction : « Pour gagner de nouveaux clients et conforter les actuels, on veut des équipes stables, donc pas de freelance pour les domaines stratégiques, même si, parfois, le marché nous contraint à en “embarquer” certains ». Déjà créateur de la marque employeur, et à la tête du Cercle du leadership d’Henoch Consulting, Didier Pitelet met en avant le concept tendance de « l’entreprise buissonnière » (cf La Révolution du Non, Éditions Eyrolles). « Plus aucun jeune ne veut se sentir “propriété” d'un employeur et dépendant d’une forme contractuelle sur le long terme. »

« Génération impatiente »

Peut-être faut-il nuancer le propos : il touche surtout des jeunes en recherche d'expériences. « Trois jeunes sur quatre déclarent dans un récent sondage que ce contrat n’est pas ce qu’ils souhaitent », précise Arnaud Lacan, professeur à Kedge business school, au sein du département management. La moitié ont envie de créer leur propre entreprise. Pourtant, avec le covid, on s’attendait à un retour en force du CDI, avec ce besoin de sécurité. Mais, il n’y a qu’à regarder le nombre d’entreprises unipersonnelles créées pendant la période… « Le changement du rapport au travail est palpable, explique encore le professeur, ce n’est plus perçu comme un sacerdoce pour réussir.  C’est une génération impatiente, qui s’inscrit dans le présent. » Près de 850 000 entreprises ont été créées l'an passé en France, soit presque 35 000 de plus qu'en 2019. Et d’après l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), plus récemment - en avril 2021 -, les créations d’entreprises sont en hausse notamment dans les activités d’information et de communication (+10,6 %), dans l’industrie manufacturière (+9,8 %), dans le soutien aux entreprises (+9,2 %) et les activités financières et d’assurance (+9,0 %).

Et Arnaud Lacan d’ajouter : « De cette tendance, il ne faut pas en déduire que ces jeunes-là ne sont pas capables de s’engager. Ils restent tant que c’est bon. C’est une erreur que commettent nombre de grandes entreprises. Les garder dans un CDI reste possible si l’expérience collaborateur proposée est de qualité. Un cheminement qui fait tache d’huile auprès des autres générations ! » Benoît Serre, numéro 2 de l’Association nationale des DRH (ANDRH), constate le recul de l’intérêt du statut. « Le CDI ne constitue plus le rêve absolu, analyse-t-il. Ce n’est plus le modèle de référence. On verra si le sujet sera inscrit dans les programmes de la prochaine campagne électorale. » Car le CDI reste un sésame pour louer un appartement ou obtenir un prêt immobilier. 

« Les salariés peuvent demander plus d'autonomie »

Trois questions à Pierre Chevillard, avocat associé, spécialisé en droit du travail, au sein du cabinet Melville.

 

Percevez-vous un moindre recours au contrat à durée indéterminée (CDI) ?

On le dit. Mais, les chiffres ne démontrent pas de baisse. Selon les chiffres de l’Insee, la part des contrats à durée indéterminée (CDI) restent stables dans la population active. De 86,5 %, on est passé à 85 %, entre 2011 et 2019. En chiffres absolus, cela passe de 19,69 millions à 20 millions. Ce contrat offre des garanties aux salariés, qui découlent de l’application du droit du travail. Il entraîne une certaine rigidité, une complexité du droit du travail. Les ordonnances dites Macron ont réformé un pan du droit du travail, qui a empilé les normes au gré des alternances politiques. En la matière, trois normes cohabitent : le code du travail, le droit issu des négociations professionnelles et le droit européen. 



Cette complexité est-elle de nature à pousser les entreprises à vouloir plus de souplesse ?

Pendant longtemps, cet enchevêtrement de textes constituait un frein à l’embauche. Mais, aujourd’hui, ce ne sont pas forcément les entreprises qui sont en demande d’un format plus souple.



Ce sont les collaborateurs ?

Comme pour le télétravail, les salariés peuvent être demandeurs de plus d’autonomie, d’une autre relation au travail. Entre la pratique et le droit, il y a de plus en plus un décalage. La prochaine vague sera théorique et portera sur le droit du travail. Si on ne réfléchit pas à la question de l’organisation de la durée du travail, des risques de contentieux très forts pèseront alors sur l’entreprise. Comment les entreprises peuvent elles s’assurer, par exemple, d'un repos de 11 heures consécutives ?

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