Travail
Le télétravail s’est banalisé avec le covid. Mais l’hybridation de son emploi monte aussi en puissance en raison du déploiement de tiers-lieux. De quoi bousculer davantage l’organisation des entreprises ?

Deux cent quatre-vingt-deux pages, sur papier glacé, avec une multitude de graphiques et de données quantitatives… Le 27 août 2021, Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux et de la Fondation Travailler autrement, remet donc à Jean Castex, Premier ministre, un véritable pavé sur le développement des tiers-lieux. Ovni il y a encore quelques mois – Patrick Lévy-Waitz reconnaît lui-même que « le terme n’avait pas dépassé le périph en 2018 » –, ces espaces sont aujourd’hui 2 500, avec à la clé 150 000 actifs qui y travaillent déjà quotidiennement. Les prévisions tablent sur 3 000 à 3 500 entités d’ici fin 2022. La formule séduit les indépendants, les créateurs d’entreprise et de plus en plus les salariés.

Le « tiers-lieu » ? Un espace partagé pour travailler ensemble et qui n'est ni son entreprise ni son chez-soi. Illustration avec le bureau de Cherif Doghmane, consultant senior dans le domaine du recrutement, qui a vue sur le vieux port de Marseille. Son entreprise, Approach People Recruitment, se trouve à Dublin. Une situation qu’il vit – avec bonheur – depuis juin 2020. « Le risque de ne plus être vu de la boîte ou de passer à côté de promotions, on en a parlé directement avec mon N+1, explique-t-il. Mes chiffres vont parler en ma faveur. Dire que je veux le beurre et l’argent du beurre est faux. Je me sens bien dans mon environnement. In fine, cette décision a un impact positif sur la productivité de l’entreprise. »

« Oui, au télétravail, mais non au télétravail tout le temps », résume de son côté Yoann Jaffré, directeur marketing et communication de Wojo, réseau européen de 100 000 m² d’espaces de travail ou co-working. Pour expliquer la croissance de ce réseau, l'homme cite le besoin de travailler différemment, pour des questions de personnalité, de mission, d’équité dans l’entreprise… « Avec un taux d’occupation, avant la crise, qui oscille entre 50% et 70%, les bureaux sont compliqués aujourd’hui à justifier du point de vue de l’empreinte environnementale », argue-t-il.

Négociations de gré à gré

Marie-Cécile Huet a opté pour Nantes, et un tiers-lieu implanté dans une chapelle. Elle est chief marketing officer chez Nicholson Search and Selection, basé à Londres. Et jongle en permanence entre télétravail à la maison et boulot dans un tiers-lieu ou au siège. « J'adapte ma façon de travailler selon mes tâches et le lieu, dit-elle. La confiance et la souplesse me rendent heureuse et productive. » Des parcours négociés de gré à gré le plus souvent. « Le droit s’est encore peu emparé du sujet des tiers-lieux, commente Aurélien Louvet, avocat associé chez Capstan Avocats, spécialisé en droit du travail. L’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 en parle comme d’une piste, d’une solution supplémentaire, mais ce n’est pas un droit pour le salarié – si ce n’est pas inscrit dans une charte de l’entreprise ou dans un accord avec les partenaires sociaux. Il ne peut le revendiquer comme tel. »

Orange, Vinci Energies ou bien encore Accor l’ont adopté. Dentsu a passé un accord avec WeWork pour offrir de travailler dans n'importe lequel de ses locaux. Mais la greffe ne prend pas partout. C’est le cas au sein de Mazars, cabinet d’audit, de conseil et de services aux entreprises. « La formule a été testée dès 2018, raconte Julie Récalde, senior manager. Une proposition inédite. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur de ce à quoi on s’attendait. Au quotidien, nos collaborateurs ne pensaient pas à l’activer. Juste contents de l’avoir sur l’étagère… Une étude réalisée en juin 2020 définissait la maison comme le lieu idéal du télétravail pour 91% de nos collaborateurs. Il y a encore du travail… » D’après le sondage réalisé en septembre dernier par l’institut Inkidata pour JPG, spécialiste de la fourniture de bureaux, seuls 2% des salariés déclarent utiliser un tiers-lieu pour télétravailler. « On fait beaucoup de bruit autour d’une pratique qui reste marginale, analyse Jean-Louis Coustenoble, directeur général. Déjà, quand on voit la majorité des entreprises qui n’ont pas accompagné leurs collaborateurs dans la mise en place du télétravail.... »

« 40% des jeunes l’envisagent »

Les tombereaux de statistiques laisseraient-ils entrevoir des dissensions ? « Le format des tiers-lieux ressort fort, commente Luc Bretones, fondateur de The NextGen Enterprise Summit, mais l’utilisation n’est pas encore généralisée. Ce n’est pas encore mainstream. L’offre de télétravail par les entreprises est un sujet incontournable pour les candidats, avant même le salaire, le recours à un tiers-lieu devient différenciant. Il est en train d’émerger comme un atout. 40% des jeunes l’envisagent… »

Pour Lionel Prud’homme, directeur de l’IGS-RH Paris, école des ressources humaines, « si la prise de conscience est générale, avec la question de l’empreinte immobilière notamment, un temps d’infusion est nécessaire aux entreprises ». Le virage ne peut s’opérer en un claquement de doigts. L’une des premières raisons ? L’inertie liée aux baux commerciaux de trois, six ou neuf ans. Une autre ? La sécurité. « La mise en œuvre peut être compliquée de ce point de vue, souligne Christophe Platet, associé fondateur de Lundano, cabinet conseil en transformation, car l’endroit choisi doit proposer les mêmes conditions de sécurité, les mêmes connexions au réseau de l’entreprise… Une somme de petits sujets techniques à avoir en tête… »

Avis d'expertes

80% des tiers-lieux en France se sentent mis en danger à court ou moyen terme par la situation provoquée par la crise sanitaire. Parmi ceux-ci, 20% le sont de manière immédiate, selon le rapport de France Tiers-Lieux.

 

« Le tiers-lieu contribue à la dynamique du commerce local »

 

Valérie Amado, agent de développement économique, en charge du Laboratoire d’innovation rurale (LIR) de la communauté de communes La Lomagne Gersoise.

 

« Ouvert début mai dernier, le tiers-lieu est un outil économique au service du territoire qui compte 20 000 habitants. On a des locaux qui viennent régulièrement, mais aussi des Parisiens qui ne veulent pas couper complètement avec le bureau, même pendant les vacances, ou bien des jeunes qui viennent passer en visio leur entretien d’embauche. C’est l’atout d’avoir la fibre. Bureau individuel, salle de réunion, rooftop… le projet a commencé à être réfléchi en 2015 pour capter aussi les salariés d’Airbus. Toulouse est à une heure et quart. Le LIR est en plein centre pour contribuer à la dynamique du commerce local. »

 

« Avec la crise sanitaitre, un nouveau public est apparu »

 

Isabelle Radkte, fab manager du Lab01, situé à Ambérieu-en-Bugey.

 

« La Rênoverie, Nalisse, Cynapps… ces entreprises sont nées ici, dans ce tiers-lieu. Créé en 2016, le Lab01 est aussi un facilitateur de projets, qui permet ainsi aux entrepreneurs de les connecter au territoire. Jusqu’en mars 2020, on affichait complet, obligé même à pousser les murs. Mais, avec la crise sanitaire, la fréquentation a baissé. Mais si les entrepreneurs sont moins nombreux, un nouveau public est apparu. Justement, les salariés qui cherchent une adresse non loin de leur domicile. Mais notre activité nécessite trois emplois en interne. »





 

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