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Sur un marché de créateurs, la voie est étroite pour les agences de publicité entre un rôle d’exécutant créatif et de conseil stratégique. Mais la crise, l’ouverture de marchés comme la Chine et les nouveaux médias obligent les maisons de luxe à repenser leur relationnel client. Une opportunité pour les agences?

Le luxe a toujours été un monde difficile à pénétrer pour les agences de publicité. Expression de la vision d'un créateur, d'un artiste, d'un savoir-faire, une marque de luxe n'a pas pour vocation de plaire et surtout de vendre au plus grand nombre, alors que la raison même de la publicité est, après avoir décortiqué les attentes des consommateurs, de définir une stratégie et de construire un discours de marque pour toucher au mieux les cibles de l'annonceur.

Le luxe navigue sur d'autres flots. «Alors que la marque de grande consommation se construit de manière rationnelle, formatée, le luxe se caractérise par une culture, un récit, une identité, souligne Jacques Bouey, président de l'agence Les Gens de l'atelier. Dans le luxe, la notion de positionnement n'existe pas. Des codes d'expression en tiennent lieu: un traité photographique, une égérie, des couleurs, des représentations mentales.»

Or cet écosystème, ces signes identitaires, sont rarement pilotés par une agence, mais par le directeur artistique de la maison, à l'instar de John Galliano chez Dior, dont les défilés sont en soi une prise de parole qui se substitue à toute forme de publicité, ou de Karl Lagerfeld chez Chanel, qui est d'ailleurs souvent derrière l'objectif pour shooter ses campagnes. C'est également le cas du photographe et réalisateur Patrick Guedj, directeur artistique et directeur marketing de Kenzo. Ou encore de Thierry Mugler, qui a son propre studio de création publicitaire.

Avec ses équipes dirigées par Christophe de Lataillade, le créateur a ainsi conçu toute la campagne de lancement de son dernier parfum Womanity, du site Internet au film publicitaire réalisé par ses soins, jusqu'à la tournée actuelle en France de son bus personnalisé à la rencontre des femmes et au jeu-concours associé !

Antinomie culturelle

Christopher Bailey, directeur général de la création de Burberry, est lui aussi totalement impliqué dans la stratégie de communication innovante, notamment sur les nouveaux médias de la marque de Trench Coat. Idem pour Alain Némarq, président de Mauboussin, joaillier de la place Vendôme, qui a défini seul sa stratégie «low cost» et ses choix médias comme l'affichage métro en 4x3 et la radio.

Natacha Dzikowski a fait l'expérience de cette antinomie culturelle comme directrice de la publicité et du marketing de Dior Couture. Cette publicitaire, cofondatrice de BETC Luxe et Publicis 133, arrivée en avril 2008 avenue Montaigne, l'a quittée discrètement cette année.

Les maisons de haute couture travaillent le plus souvent en direct avec des photographes de mode. On se souvient du célèbre trio conduit par Tom Ford, directeur artistique de Gucci, qui, fin des années 1990, avec Carine Roitfeld, alors styliste, et le photographe péruvien Mario Testino, a lancé la vague du porno chic. Aujourd'hui Carine Roitfeld, rédactrice en chef de Vogue Paris, continue d'apporter son «œil» aux marques, à l'instar de Babeth Djian, rédactrice en chef de Numéro.

Quant à Mario Testino, il vient de réaliser le dernier film du parfum Trésor avec Penelope Cruz sans l'intervention de Publicis 133, l'agence de Lancôme. En revanche, pour la partie Internet qui suppose une expertise métier, Lancôme a fait appel à Made by Digitas pour le site événementiel World of Trésor, qui propose aux internautes un tour du monde via 2 000 photos qu'ils peuvent s'approprier en y écrivant un message ou en y dessinant un symbole avant de les partager avec leur entourage. «Une prouesse technique et créative», souligne Olivier Delas, directeur de création de Digitas.

Besoin de savoir-faire

Les marques font aussi appel à des directeurs artistiques, via notamment l'agent Art Director Management. Le directeur artistique et designer Fabien Baron a, lui, créé son agence à New York, Baron & Baron, et travaille pour différentes maisons dont Calvin Klein. Il réalise des campagnes print et conçoit aussi des flacons, comme cette année pour le parfum Opium avec Stefano Pilati, directeur artistique d'Yves Saint Laurent.

Les maisons de luxe qui ont un directeur artistique n'ont donc pas, en général, d'agence-conseil pour gérer leur image et donc leur communication publicitaire. Elles préfèrent composer elles-mêmes leurs équipes. C'est ainsi qu'a procédé Dior pour les webfilms de la saga «Lady Dior», en choisissant pour chaque pays un réalisateur et une équipe différents. Pour «Lady Noir» à Paris: Oliver Dahan – déjà réalisateur de courts-métrages pour Cartier – et Mazarine Digital pour le site Internet. Pour «Lady Blue» à Shanghai: David Lynch et l'agence BBDO Beau pour le site Internet et l'application Iphone.

Deux maisons dérogent à cette règle: Hermès (dont le patron et directeur artistique fut pendant vingt-huit ans Jean-Louis Dumas) travaille avec Publicis Et Nous, Vuitton et son directeur artistique Marc Jacobs font confiance à Ogilvy & Mather. Deux enseignes, deux approches: une boutique estampillée luxe et quasiment consacrée à Hermès et une agence généraliste pour Vuitton. «Hermès a besoin de partenaires qui connaissent la marque et a toujours considéré que Publicis Et Nous était un métier en soi chez eux, explique Jean-Christophe Hérail, président de l'agence. Nous ne travaillons pas pour Hermès mais à la Hermès.»

Natalie Rastoin, directrice générale d'Ogilvy France, a fait un autre choix. «Nous avons une équipe pour Louis Vuitton et nous aurions pu créer Ogilvy French Touch, expliquait-elle en juin 2009 à Stratégies. Mais nous avons choisi de valoriser l'expertise de notre enseigne car nous travaillons de manière décloisonnée.» «Les équipes de création de Louis Vuitton sont au sein des autres équipes et la direction de création est bicéphale, publicitaire et Web, complète Laurent Janneau, directeur exécutif d'Ogilvy. Nous cultivons l'ouverture d'esprit pour ne pas nous limiter à l'univers du luxe. Nous cherchons des insights dans les autres pays et les autres secteurs, et des regards artistiques de tout horizon, ce qui correspond bien à Louis Vuitton, marque pionnière et innovante qui n'a pas que des référents dans le luxe.»

Ainsi, pour la campagne «Core Values» avec Gorbatchev, Deneuve, etc., Ogilvy a fait appel à la portraitiste Annie Leibovitz qui n'est pas photographe de luxe, et pour son premier film publicitaire «Journey», au réalisateur Bruno Aveillan à qui l'on doit le spot «La Foule» pour Perrier.

Pragmatisme

Côté nouveaux médias, Romain Lartigue, directeur associé d'Ogilvy One, est aux commandes. Louis Vuitton a ainsi très tôt utilisé son site Web pour prolonger l'expérience publicitaire en mettant en scène du «storytelling». Et a été la première marque à diffuser son défilé sur Facebook.

En revanche, Hermès n'a pas confié son site Hermes.com à Publicis Et Nous, mais au team de directeurs artistiques Muriel Abecassis et Philippe Moyen et à la dessinatrice Alice Jardin. «Nous avons travaillé l'identité en recréant l'esprit poétique et fantaisiste de cette maison, indiquait Philippe Moyen à Stratégies l'an passé. Le dessin permet de proposer une expérience semblable à celle d'un magasin et de construire l'image de la marque auprès de nouvelles cibles, comme la Chine, en induisant par le dessin qu'Hermès n'est pas une entreprise industrielle mais une maison artisanale.»

Dans ce contexte particulier, les agences investissent cet univers avec pragmatisme. «Ce marché est à appréhender par cercles concentriques, explique Jacques Bouey. Plus on est proche du cœur du marché, plus les prestataires sont nombreux car l'obsession des maisons de luxe est alors la recherche du dernier talent. Plus on s'éloigne, plus l'agence reprend son rôle dans un mélange d'approche marketing et luxe.» «Un photographe peut faire de belles images, mais seule une agence peut donner du sens à une marque de luxe», renchérit Claus Lindorff, directeur de BETC Luxe.

Trois types d'offres se côtoient. D'abord des entités identifiées dans les grands réseaux, qui sont rarement des agences en propre comme l'est Publicis Et Nous, mais plutôt des pôles comme BETC Luxe, BBDO Beau ou DDB Luxe. Ensuite, des agences de réseau qui ont des clients luxe sans entité spécifique comme Ogilvy pour Louis Vuitton et, d'une certaine manière, McCann Paris pour Nespresso. Enfin, les agences indépendantes ou studios d'exécution spécialisés comme Mazarine, Mlle Noï, les Gens de l'atelier, Beaurepaire, le studio de graphistes H5, etc.

Ces dernières structures évoluent au gré du temps, à l'instar d'Air Paris qui a changé de braquet et qui, malgré son directeur artistique Tho Van Tran, a perdu bon nombre de ses clients luxe. Idem pour Les Ouvriers du paradis, rapprochés de Steak dont l'équipe s'est dissoute. De leur côté, Les Gens de l'atelier (Valrhona, Châteaux&Hôtels Collection, Cognac Hardy...) s'apprêtent à racheter Vertu, agence de production numérique spécialisée dans la mode et le luxe.

Sur ce marché, les agences interactives et les studios Web apportent d'ailleurs leur expertise métier dans la création de site, l'animation en ligne, notamment sur les réseaux sociaux, les RP avec les blogueurs, etc, comme Isobar qui vient de remporter la communication numérique au niveau mondial de la marque Jean-Paul Gaultier; Balistikart ou encore Same Same-But Different. Certains proposant leurs services par pur opportunisme.

Un modèle économique aléatoire

Toutes les «agences luxe» ont un positionnement luxe-mode-beauté-marques premium.
D'abord parce qu'à côté de la haute couture ou de la haute joaillerie, dont les produits exclusifs n'ont pas besoin d'être portés par un concept publicitaire, il y a les secteurs du parfum et de la cosmétique (notamment les marques de L'Oréal et Procter rompues à la publicité), de l'horlogerie, de certains champagnes, qui sont davantage en quête d'un discours de marque et dans une problématique de vente.

«Une agence a besoin d'avoir des marques qui lui assurent un certain volume d'activité et le lancement d'un parfum est un "one shot", confie Claus Lindorff de BETC Luxe. Notre marché est aléatoire: suivant les budgets gagnés, on est plus luxe ou plus premium.» Le patron de BETC Luxe (25 personnes) se félicite d'ailleurs de s'orienter davantage vers la mode et d'avoir parmi ses clients Lacoste et Comptoir des cotonniers.

«Le modèle économique d'une agence de luxe n'est pas évident, confirme Jean-Christophe Hérail de Publicis Et Nous. Le marché n'est pas si extensible. Avec la crise, les marques de luxe ont réduit leurs coûts et développé des initiatives personnelles, mais elles reviendront vers les agences car le marché est désormais plus complexe et plus tendu. Le luxe n'a jamais été soucieux de la concurrence, chaque marque se considérant comme unique, mais cela change.»

Le publicitaire se réjouit d'avoir, aux côtés d'Hermès, Maserati ou Perrier-Jouët, des clients comme Scholtès, Club Med et la marque de vêtements «familiale» Cyrillus. «Pendant longtemps les agences de luxe n'ont eu que des contrats de direction artistique. On ne leur demandait pas de réfléchir, seulement d'exécuter de belles images, raconte-t-il. Le marché a évolué nous nous sommes renforcés en planning stratégique et notre culture luxe nous permet désormais de toucher tous les secteurs où les marques sont en quête de "désirabilité" et ont besoin de travailler leur imaginaire.»

«Le luxe aujourd'hui n'est qu'une expérience supplémentaire, une spécialité de la communication généraliste, poursuit Jean-Christophe Hérail, qui préside désormais également l'agence parisienne Publicis Activ, qui gère… Castorama. Pour appuyer Publicis Et Nous sur un modèle économique plus solide et bénéficier de ressources supplémentaires.»

Cet élargissement est d'autant plus obligatoire que la plupart des structures luxe des réseaux se sont constituées à l'occasion d'un gain de budget: BETC Luxe pour Louis Vuitton en 2003, perdu en 2007. DDB Luxe (ex-Pascal & Thierry) pour Givenchy en 2006. BBDO Beau pour Tag Heuer en 2009. Publicis 133 pour Lancôme.

Expression artistique

Sophie Prouteau, directrice associée de DDB Luxe, fait preuve du même pragmatisme mais en définit les contours. «Nous pouvons travailler pour les accessoires, les bijoux, la lingerie, dit-elle. Mais notre rôle d'agence luxe est d'être conseil sur l'image de marque, de travailler les codes de la marque et de développer des univers aspirationnels, pas des mécaniques de grande distribution.» Elle a ainsi gagné la marque de mobilier haut de gamme Cinna et lui a construit un territoire propre, statutaire et esthétique.

Pour Givenchy, marque de haute-couture d'origine aristocratique portée par le directeur artistique Riccardo Tisci, DDB Luxe n'intervient que sur les axes parfums et cosmétiques. «Mais, via des études marketing, nous avons développé une vision de marque en cohérence avec la haute couture pour construire un territoire global, une plate-forme stratégique», précise Sophie Prouteau. Arrivée en mai 2008, elle a porté son projet et gagné en autonomie: DDB Luxe a désormais une équipe (15 personnes) en propre: commerciaux, planneur, directeur de création et même achat d'art et production.

Même approche pour l'agence Mlle Noï (12 personnes) créée au sein de Young & Rubicam par Johanna Worth, et les directrices de création Françoise Jacquey et Valérie Larrondo. Indépendante depuis septembre 2008, Mlle Noï défend ses concepts publicitaires avec ses campagnes One Million, Lady Million (Paco Rabanne) et Ricci & Ricci qui sont des succès, mais l'agence soutient aussi d'autres formes d'expression artistique, dans le design notamment.

«Le luxe, métier d’artisan malgré les enjeux industriels, réclame une offre d’agence ad hoc et légère pour gagner en proximité», confirme Bertille Tolédano, vice-présidente de CLM BBDO et responsable de BBDO Beau (7 personnes), « c'est un marché peu rentable et très compliqué pour les agences. Mais la crise, l’internationalisation, et les nouveaux médias créent une opportunité nouvelle pour les agences de réseaux, les marques de luxe ayant besoin du soutien d’un réseau publicitaire pour leur implantation internationale, à la fois en termes de planning stratégique et de conseil». Et d’ajouter: «Avec la crise et une clientèle asiatique sensible à la tradition, le luxe a tourné le dos au bling-bling  et revient dans son discours à des valeurs pérennes de savoir-faire ancrés dans l’histoire de la marque,
notamment pour justifier les prix de ses produits et leur statut.
Du storytelling qui renforce le recours aux agences pour concevoir ces nouveaux contenus et les orchestrer en cohérence notamment sur les nouveaux médias», conclut-elle.

Les nouveaux médias friands de "brand content"

Cette réflexion est aussi celle de Paul-Emmanuel Reiffers, qui depuis 1993 a construit le seul groupe indépendant de communication français spécialisé dans le luxe (50 millions d'euros de chiffre d'affaires pour 170 personnes). Mazarine est née dans l'édition et s'est développée dans tous les métiers du luxe avec des entités ad hoc à taille humaine «pour garder la proximité et le sur-mesure», explique l'entrepreneur.

Le groupe offre toute la palette des prestations, de la publicité (le groupe a acquis en 2004 Les Ateliers ABC, l'agence publicitaire de Cartier) au packaging en passant par l'événementiel et Internet. Il s'est fait remarquer depuis 2000 avec Mazarine Digital, qui gère la communication interactive de Chanel Couture depuis dix ans et innove en e-commerce avec la marque Jitrois.

Paul-Emmanuel Reiffers a compris que son avenir passe désormais par la Chine et annonce l'ouverture de bureaux locaux à Hongkong et Pékin. Il vient également de racheter à TBWA l'agence événementielle La Mode en images. À l'heure des nouveaux médias friands de «brand content» (contenu de marque), on voit bien les synergies envisageables entre Mazarine Digital et La Mode en images…

«Toutes les marques cherchent à créer du contenu pour nourrir site Web, page Facebook et autres appli Iphone ou Ipad, confirme Paul-Emmanuel Reiffers. Les événements (défilés ou ouvertures de magasin d'exposition, etc.) sont là pour en fournir.» D'ores et déjà, La Mode en images produit les défilés de Nina Ricci et Mazarine Digital en fait un site événementiel.

A cet égard, la Chine est aujourd'hui le lieu où se déroulent les plus grands événements des marques de luxe. «La Chine est le deuxième marché du luxe mondial et sera le premier dès 2015» rappelle Michel Campan, ancien directeur Internet de Lancôme et de Dior Couture. Un constat qui l'a conduit à lancer, il y a un an, une agence franco-chinoise, baptisée Same Same-But Different, qui travaille pour Clarins, Longchamp et L'Occitane. « C'est une agence digitale spécialisée dans le "brand content" sous forme de programmes vidéo de marques co-créées avec des blogueurs mondiaux », explique-t-il.

L'étude Luxury Trend Report 2010 réalisée par l'Ifop pour Stratégies donne raison à ces initiatives. Pour 90 % des professionnels du luxe, les budgets de communication qui devraient progresser en 2011 concernent l'événementiel client, Internet et les nouveaux médias.

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