Ancien directeur général de l'institut CSA, patron de son pôle opinion pendant dix-huit ans, Stéphane Rozès, enseigne à HEC et Sciences-Po. Le politologue a fondé en 2009 le cabinet CAP (Conseils, analyses et perspectives). Il analyse pour Stratégies les enjeux de la présidentielle de 2012.

La précampagne a commencé très tôt. On peut s'inquiéter, voire déplorer cette surenchère de sondages d'intentions de vote alors que les candidats ne sont pas connus…

Stéphane Rozès. Chaque sondeur ou responsable de rédaction peut admettre, en tant que citoyen, qu'il y a trop de sondages. Mais sauf à changer de métier, aucun n'y renoncera. Pour les médias, il s'agit d'exister, de préempter la campagne en informant leurs publics, en l'animant par des éléments de contenu rédactionnel. Pour les instituts, les sondages politiques pèsent à peine 10% du chiffre d'affaires, mais ils sont rentables sur le plan de l'activité et pourvoyeurs d'image, par les reprises médias qu'ils garantissent. Cette notoriété est bénéfique à leur activité principale, les études marketing. Qui connaissait Harris Interactive avant son sondage en mars dernier qui plaçait pour la première fois Marine Le Pen en tête du premier tour en 2012?


Justement, qu'avez-vous pensé de la polémique suscitée par ce sondage?

S.R. L'institut a fait son travail. Il avait une photographie et, comme il la comprenait, il l'a livrée, dans l'attente d'un concurrent venant confirmer ou démentir ses données. Les faits lui ont donné raison. C'est toujours une prise de risque, mais aussi une question de principe démocratique. Je me suis retrouvé également bien seul, en 2005, lors du référendum européen, quand je donne le «non» en tête avec une progression de 11 points en une vague, ou lors de l'inversion entre Balladur Chirac, en faveur de ce dernier, en 1995.

 

En revanche, en 2002, les médias n'ont pas alerté l'opinion sur un possible deuxième tour Chirac/Le Pen?

S.R. Ipsos et CSA avaient prévenu les médias et les formations politiques une semaine avant le premier tour. Dans ma dernière interview à Libération, j'évoquais la «menace d'un troisième homme». Le Monde a renoncé à en faire sa une, de peur d'être accusé de faire le jeu de Lionel Jospin.

 

Que pensez-vous de la proposition de loi Portelli-Sueur, votée par le Sénat en février, visant à davantage de transparence dans la production et la publication des sondages politiques?

S.R. Le législateur n'a pas à dire comment une profession doit travailler. En revanche, la loi doit protéger la profession de tout soupçon en renforçant le rôle de la Commission des sondages pour s'assurer que les sondages publiés dans les médias le sont bien en tout indépendance, sachant que les marchés confidentiels pour l'Élysée et Matignon représentent une part importante de leur activité [la Cour des comptes s'est interrogée sur des sondages pour l'Élysée repris dans Le Figaro].


Justement, parlons de ces fameux sondages confidentiels. Les sondeurs sont-ils bien dans leur rôle à jouer les «spin doctors», au risque de manipuler l'opinion?

S.R. Il ne s'agit pas de manipulation, mais de comprendre qualitativement ce que le pays va investir dans la présidentielle et dans les candidats. Et si ces données permettent aux sondeurs de fournir des grilles de lecture, des préconisations opératoires et des éléments de langage, restons modestes: les sondeurs ne font pas le candidat! Au final, ce dernier décide seul, en fonction du rapport intime qu'il noue avec le pays et de ses réseaux de contraintes. En dix-huit ans, je pense avoir réellement influencé, en termes d'orientation stratégique, la campagne de Chirac en 2002, celle de Sarkozy en 2007 et Europe Écologie aux dernières européennes… Le reste est de la communication.


Vous mettez la dernière main à un ouvrage sur l'imaginaire français, à paraître avant la présidentielle. Qu'attend le pays?

S.R. Le pays attend du futur président la capacité à incarner la fonction au-dessus de sa propre personne; une dimension spirituelle décisive en période de doutes que Nicolas Sarkozy, dès le Fouquet's, a ébranlée jusqu'à la confusion des genres dans l'affaire Jean Sarkozy-Epad. En termes de projet, c'est la question de la France, de la République, qui sera posée. Le pays s'est tellement divisé – Nicolas Sarkozy en est en partie responsable – qu'il aspire à redéfinir du commun et des règles. Côté programme, il s'agit de sortir de l'ornière et de la crise, mais dans la justice. Enfin, durant la campagne, la posture attendue est celle de la conversation directe avec les Français.

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