Dossier
Directeur de la communication externe chez Thales et enseignant en communication de crise, après un parcours en agence, Emmanuel Bloch publie «Communication de crise et réseaux sociaux» (éditions Dunod, 203 pages, 25,50 euros). Extraits.

«Au cours de 2011, les crises se sont succédé sur les réseaux sociaux avec, à chaque fois, un rôle grandissant joué par les médias sociaux: Volkswagen, Mattel et Nike provoqués par Greenpeace, Rueducommerce, Nestlé et le blog Al-Kanz, Quick, Veet, Bahrein et le Grand Prix de F1, Hadopi... Bref, pas une semaine sans qu'une crise nouvelle apparaisse avec des caractéristiques souvent différentes des précédentes. (...)

 

Le traitement des crises sur Internet reste encore très empirique. Bien entendu, il y a toujours de nombreux “experts” pour expliquer a posteriori ce qu'il aurait fallu faire, comment réagissent les internautes, pourquoi telle entreprise n'a rien compris aux médias sociaux... mais force est de constater que, lorsqu'ils sont aux commandes, les spécialistes se trompent eux aussi parfois lourdement. Récemment, Alex Blagg, désigné aux États-Unis en 2010 comme le “gourou” des médias sociaux le plus influent, a été à l'origine des deux campagnes les plus controversées sur Internet. Ses clients – et pas les moindres: Groupon et Kenneth Cole – ont dû faire leurs plus plates excuses et, pour le coup, mettre en place de toute urgence une stratégie de communication de crise pour limiter la fronde du Net. (...)

 

Le 16 mars 2010 a eu lieu la première attaque coordonnée et planifiée de grande ampleur d'une marque sur le Web social. Elle a opposé deux multinationales: d'un côté, Nestlé, le géant de l'agroalimentaire, de l'autre, l'association environnementale Greenpeace. (...) Tout a commencé, par la publication, sur le site de Greenpeace, d'un rapport intitulé “Caught red handed” (“Pris en flagrant délit”) qui mettait en avant les liens entre Nestlé et Sinar Mas. Ce conglomérat indonésien producteur d'huile de palme, selon l'association écologiste, serait à l'origine de la destruction des forêts tropicales et des tourbières indonésiennes. (...)

 

Tout d'abord, l'association écologiste met sur You Tube un film parodiant la publicité Kit Kat. La fausse publicité reprend le concept initial (“La pause Kit Kat”) mais remplace la barre chocolatée par un doigt d'orang-outan recouvert de chocolat qui dégouline de sang lorsqu'il est croqué. (...) Enfin, via ses comptes Twitter et Facebook, l'association encourage les internautes à se mobiliser pour cette cause. (...)

 

Le 19 mars, c'est l'emballement. Les réactions perçues comme agressives du community manager de la page Facebook de Nestlé font le tour des réseaux sociaux et sont reprises sans fin sur Twitter. Greenpeace de son côté habille ses pages Facebook et ses sites aux couleurs du logo “Killer”. Plus de 120 000 mails sont envoyés au PDG de Nestlé. Face au soulèvement des internautes, Nestlé publie officiellement ses excuses sur sa page Facebook pour certaines des interventions faites par son community manager et renvoie vers une page de questions-réponses au sujet de l'huile de palme.

 

Puis c'est le silence complet. La page Facebook sera laissée pendant plusieurs jours totalement entre les mains des internautes, qui en profitent pour manifester leur mécontentement. (...) L'affaire se tassera sur Internet les jours suivants et, le 22 mars, Nestlé publiera sur sa page Facebook: “Social media: as you can see we're learning
as we go. Thanks for the comments.”. (...)

 

Il est difficile de comprendre comment l'information circule sur Internet sans avoir quelques notions sur le fonctionnement du Web collaboratif et des réseaux sociaux. (...) Les sociologues différencient deux stratégies de réseau: le “bridging” et le “bonding”. Le bridging est une stratégie qui consiste à développer des liens non redondants, c'est-à-dire plutôt à s'ouvrir vers des groupes autres. Le Web collaboratif dans son ensemble tend avant tout à favoriser le bridging, que ce soit via les “J'aime” de Facebook ou Linked In ou le “Intéressant” de Viadeo. Mais plus encore, les intrications entre réseaux (Linked In-Twitter), Facebook via le bouton “Share”... favorisent le bridging. En quelques minutes, tous ces outils permettent à l'information de circuler de personnes en personnes et de réseaux en réseaux.

 

Le bonding consiste à renforcer ses liens au sein d'un “petit monde”. Au paroxysme, cela peut aboutir à un phénomène de “clique”, c'est-à-dire un groupe où tous les membres sont en relation avec la totalité des autres membres du groupe. (...)

 

La compréhension des grands réseaux sociaux du type Facebook, Twitter, Linked In, etc. mobilise les plus grands mathématiciens de la planète. L'objectif de ces recherches est en apparence simple, il s'agit de dresser la “cartographie” du réseau. (...). Parmi les typologies de membres les plus significatives, il y a notamment:

 

Les feuilles: ce sont ceux qui reprennent l'information mais ne sont pas eux-mêmes repris. En bout de chaîne, leur influence est a priori minime.

 

Les centroïdes: au cœur du réseau, ils sont à égale distance de la majorité des membres. Ce sont des passeurs d'informations, des facilitateurs. Ils jouent un rôle clé dans l'animation de la communauté dans laquelle ils se trouvent.

 

Les soleils: ce sont les leaders de la communauté. Ils émettent énormément d'informations mais ne reprennent pas forcément d'informations provenant d'autres sources. Il n'y a que très peu de “soleils” au sein d'une communauté.

 

Les intermédiaires: les intermédiaires sont ceux qui font le lien entre deux communautés distinctes (...) Les intermédiaires sont souvent des éléments clés dans la propagation de l'information d'une communauté à l'autre. La question fondamentale dans l'étude des
réseaux consiste alors à repérer ces intermédiaires et surtout à comprendre quels sont leurs critères pour décider ou non de passer cette information. Les intermédiaires les plus influents sont ceux qui relient sur une thématique particulière la communauté des “spécialistes” et le “grand public” (par exemple le professeur qui est à la fois membre d'un groupe de scientifiques internationaux spécialistes du diabète et d'une communauté réunissant des diabétiques).

 

La cartographie des réseaux et l'identification des membres les plus influents (centroïdes, soleils, intermédiaires) servent non seulement à anticiper la crise mais également à la prévenir. Écouter un “soleil”, un leader de communauté, permet de repérer des sujets de crise montants. Mieux encore, développer de bonnes relations avec ces influenceurs peut également servir à faire passer les argumentaires de l'entreprise auprès de ces mêmes communautés. Quant aux intermédiaires, ce sont eux qui vont transformer un sujet de “spécialiste” en centre d'intérêt pour le grand public, du fait de leur capacité à relier plusieurs communautés entre elles. (...)

 

Le Web collaboratif regroupe un ensemble d'outils assez variés allant du partage de photos ou de films au “personal branding” (du type Linked In), chacun ayant son mode de fonctionnement et ses objectifs propres. (...)

 

Les réseaux sociaux. Ils sont professionnels (Linked In, Viadeo...) ou non professionnels (Facebook, Copains d'avant...); même si cette différentiation tend à s'estomper de plus en plus avec les possibilités de segmentation des “amis” offertes par Facebook ou Google+. Il s'agit d'espaces de partage de l'information entre “amis”. Leur taille, leur mode de fonctionnement quasi instantané – via les publications sur les “murs” – font que l'information y circule extrêmement rapidement et peut générer des mobilisations très larges en un temps
très court.

 

Ces réseaux fonctionnent énormément sur “l'affect”: en dehors des échanges traditionnels entre “amis”, les informations qui circulent le plus rapidement sont souvent les plus amusantes, étonnantes, choquantes... Ces sites s'avèrent d'efficaces caisses de résonance pour des sujets sensibles. Bien utilisés, ces réseaux sociaux peuvent jouer un rôle dans le cadre d'une gestion de crise (mais attention, il faut en connaître les règles d'utilisation, sous peine d'obtenir un effet inverse à celui attendu!).

 

Les réseaux de médias. Il s'agit essentiellement de You Tube, Dailymotion (plus français), Picasa, Flickr... L'objectif de ces sites est essentiellement l'échange de médias: photos et films principalement. La visibilité et l'attractivité d'un film ou d'une photo – caractérisées par le nombre de “vues” – reposent ici encore sur sa capacité à être amusant, original, choquant, bouleversant... L'émotion y règne en maître. Comme pour les réseaux sociaux, ces sites de médias peuvent également être utilisés dans un processus de gestion de la communication de crise.

 

Le crowdsourcing. Ce sont les sites dont l'efficacité repose sur la participation des internautes qui les enrichissent: Wikipédia, Agora Vox, 4chan... mais également les sites de notation tels que Tripadvisor ou Qype dans le tourisme, Testntrust ou Ciao pour les produits ou les services, et aussi Notetonentreprise, Notetonprof... Selon les typologies de sites, les contenus sont plus ou moins contrôlés. Dans le cas de 4chan, par exemple, il n'y a strictement aucun contrôle sur les contenus postés et le site a même pour principe d'imposer l'anonymat des contributions. Dans le cas de Wikipédia, ce sont les internautes eux-mêmes qui font le contenu et l'essentiel de la modération. Enfin, dans le cas d'Agoravox, les contributions proviennent des internautes mais sont modérées par des membres et le comité de rédaction du site.

 

Ces sites sont-ils potentiellement “crisogènes”? Oui, mais de façons différentes. 4chan favorise une crise “émotionnelle”; il va rassembler en quelques heures une foule d'internautes sur un sujet “mobilisateur”. À l'inverse, sur Agoravox ou Wikipédia, on trouvera des articles plus structurés. La crise sera peut-être un peu plus longue à se développer mais potentiellement plus durable.

 

Les réseaux d'actualité et de micro blogging. Il s'agit principalement de Twitter. Dans certains cas, sont également inclus des sites de partage de marque-pages Internet tels que Delicious, Digg ou plus récemment Pearl Trees. Du point de vue de la communication de crise, le seul réseau vraiment “sensible” est Twitter. Son fonctionnement favorise trois critères fondamentaux dans la propagation de crise: la simplification; l'urgence; la dissémination. Les 140 caractères maximum de Twitter obligent à simplifier à outrance et à forcer le trait (même si, bien entendu, la plupart du temps le message renvoie vers une page Web). (...)

 

Enfin, le phénomène du “retweet”, encourage la dissémination à grande vitesse de l'information. Même si Twitter dispose en France d'une présence relative (2,4 millions d'utilisateurs selon Semiocast, ce qui place la France en 17e position mondiale loin derrière la Grande-Bretagne), son mode de fonctionnement est éminemment “crisogène”. (...)

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