Dossier
Les canaux ont beau se multiplier dans l’entreprise, les messages passent de moins en moins. Et la parole s’éteint. Du coup, les communicants cherchent de nouvelles façons de communiquer en interne.

«Il n'y a jamais eu autant de baromètres de climat social, d'actions de convivialité dans les groupes… et si peu d'écoute. La parole fait peur. Du coup, l'entreprise a tendance à la refouler. Les risques psycho-sociaux sont le symptôme d'un déficit de parole au travail et sur le travail. » En introduisant la conférence de l'Association française de communication interne (AFCI), qui s'est tenue le 4 juillet dernier, sur le thème «Parole au travail, parole sur le travail», Guillaume Aper, son président, n'a pas mâché ses mots. Comme si les communicants, grands ordonnateurs de l'expression dans l'entreprise, prenaient enfin conscience de la nécessité de changer eux-mêmes de registre. Les cent quarante directeurs de la communication présents dans la salle ce jour-là semblaient sur la même ligne: adieu la langue de bois, vive la parole sincère.

Simple incantation ou réelle remise en question? Comment les communicants pourraient-ils libérer la parole de la société et entre les collaborateurs? Faut-il aller jusqu'à «refonder la communication en entreprise», comme le proposent deux experts dans un livre récent (Jean-Marie Charpentier et Vincent Brulois, FYP éditions, avril 2013)?

«La parole est aujourd'hui un impensé de l'organisation, considérée comme inutile, voire du bavardage, donc assimilée à quelque chose de coûteux, constatait Florence Osty, chercheuse au sein du laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS-Cnam), lors de la conférence du 4 juillet. Les lieux d'expression peuvent paraître improductifs, du coup, ils deviennent clandestins, comme les entrées d'immeubles de bureaux pour les pauses-cigarette.» La parole est tellement encadrée qu'elle ne peut plus s'exprimer et cela génère une défiance très forte des salariés vis-à-vis de l'organisation.

Même constat de Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT, qui a présidé la «commission du grand dialogue» mise en place à La Poste l'année dernière à la suite d'une série de suicides. «Nous avons interviewé 600 personnes et j'ai été frappé du nombre de fois où l'on m'a dit: “Est-ce que vous pouvez me garantir que tout ce que l'on va se dire restera entre nous?”, relate-t-il. C'est un symptôme de la parole étouffée.» Ce que confirmait également Frederik Mispelblomb Beyer, professeur en sociologie à l'université d'Evry et coauteur de Diriger et encadrer autrement (Armand Colin, octobre 2012): «Le non-dit sur le travail pèse d'un poids au moins aussi lourd que ce qu'on en dit. Si la question devient si importante, c'est parce qu'il y a une prise de conscience par rapport aux risques psycho-sociaux, et il faut dédier du temps à ce qui ne se dit pas. Sans compter que “donner la parole” est une des bases de la confiance.»

Passer de journaux internes non lus…

Ce manque d'échanges n'est bien sûr pas une affaire de technologie. D'ailleurs, il n'y a jamais eu autant de moyens de communication: intranet, réseau social d'entreprise, messagerie instantanée, mails… «Tous ces outils sophistiqués donnent l'impression que la communication est prise très au sérieux, dit Nicole d'Almeida, professeur en sciences de l'information et de la communication au Celsa. En réalité, dans ces grands dispositifs, la parole humaine tend à disparaître au profit de la technique.» Un phénomène totalement à contre-courant de ce qui se passe en dehors du bureau: sur le Web et les réseaux sociaux, les salariés peuvent s'exprimer librement et ne s'en privent pas. Alors, qui a coupé le micro dans l'entreprise? Pourquoi ne se parle-t-on plus?

Comme toujours sur des sujets aussi sensibles, le signal doit venir du sommet de l'organisation et les directeurs de la communication internes ont un rôle important. Le ton des médias internes donne le «la» en matière de liberté d'expression: ils sont encore la plupart du temps uniquement descendants, très peu collaboratifs. «Quand je lis les journaux internes, je constate qu'ils sont toujours présentés de la même façon: cela commence par la photo et l'édito du patron sur la première page puis, souvent, sur la deuxième page ceux du directeur des ressources humaines, souligne Jean Kaspar. C'est la Pravda, le dialogue social n'est jamais évoqué, tout comme il n'y a jamais d'interview des représentants du personnel ou du CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail].»

Qu'il y ait pas mal de langue de bois dans les médias internes, les communicants en conviennent facilement: «Elle s'est enkystée dans les entreprises, à travers des habitudes d'écriture, de lecture. D'ailleurs, certaines études montrent que journaux internes ne sont plus lus», admet Guillaume Aper. Des us et coutumes qui ne sont pas évidents à changer. Mais les directeurs de la communication présents à la conférence de l'AFCI, début juillet, semblaient conscients de la nécessité de faire évoluer leur ligne éditoriale.

«Les directeurs de la communication interne sont en train de prendre conscience des limites de leur métier, c'est ce qui est ressorti de la soixantaine d'entretiens que nous avons mené pour rédiger notre ouvrage, remarque Vincent Brulois, maître de conférence en communication à l'université Paris 13 et coauteur du livre Refonder la communication en entreprise. Dans des entreprises en tension, confrontées à des changements continus et des complexités de plus en plus fortes, se posent des questions de sens.» Les collaborateurs ne s'en laissent plus conter, se désengagent, et font preuve de défiance vis-à-vis de la moindre action ou parole de leur entreprise.

… à une entreprise qui se parle

«Visiblement, les communicants recherchent de nouvelles façons de communiquer, sentent bien qu'ils ne touchent plus les salariés, voire renforcent leur désengagement quand ils leurs adressent des informations passées au tamis des éléments de langage, ajoute Vincent Brulois. Ils tentent de sortir de cette logique, cherchent à passer d'une vision monologique à dialogique, avec une communication sociale.»

Parmi les initiatives qui vont dans ce sens, celle de Castorama. «Nous avons commencé à nous emparer de la question du dialogue en 2007 avec comme objectif de faire de Castorama une entreprise qui se parle, détaille Marie-Gaëlle Michelin, directrice de la communication interne. Pouvoir discuter, partager des idées et débattre, en faisant en sorte que chacun se dise “j'ai un rôle, mon expression compte autant que celle d'un directeur général”.» La chaîne de bricolage a lancé une émission de télévision, baptisée Vizavi, qui fait débattre cinquante collaborateurs volontaires et la direction autour d'un sujet de société. «Les thèmes sont toujours connectés avec des problématiques d'entreprise, comme “L'avenir sera-t-il féminin ?” ou “Quelle cause mérite mon engagement?”, poursuit Marie-Gaëlle Michelin. Chaque émission était tournée dans les magasins ou sur des petits plateaux de tournages, durant trois heures, puis diffusée sur Casto télé, une chaine interne.» Il y a eu douze émissions et le programme est pour l'instant arrêté. Mais le signal envoyé est fort: tout le monde a son mot à dire dans l'entreprise.

Certaines sociétés vont plus loin en laissant la main aux salariés eux-mêmes: «Les groupes Sodexo et MMA disposent ainsi de fils d'information interness où les salariés publient des news, précise Aurélie Renard, délégué générale de l'AFCI. Mais ces systèmes sont assez compliqués à mettre en œuvre.»

Autre manière de redonner le parole aux collaborateurs, l'initiative des «e-ambassadeurs» chez Orange. «Une centaine de salariés a parcouru l'entreprise pendant un an et raconté sur un site conçu pour l'occasion la façon dont ils voyaient et vivaient l'innovation, décrit Olivier Bas, vice-président de l'agence Havas Paris, qui a accompagné l'opérateur dans cette démarche. Il n'y a jamais eu de censure par rapport à ce qui était écrit, un discours certainement plus juste sur l'entreprise. En plus, les lecteurs étaient davantage intéressés par cette information produite par leurs pairs.» L'opération sera rééditée cette année avec davantage d'e-ambassadeurs, 120 à 130 cette fois-ci.

L'info la plus juste possible

Mais toutes ces actions sont vaines si le dirigeant lui-même ne s'empare pas du sujet. «Plus le chef parle, plus la confiance monte dans l'entreprise. Or, 29% des salariés n'entendent jamais la parole du patron, rappelle Bruno Scaramuzzino, directeur associé de l'agence Meanings. Plus que jamais cette prise de parole doit se faire en direct.»

Un signe que les choses sont en train de changer: «De plus en plus souvent, la communication interne est rattachée directement à la présidence ou au comité de direction, constate Nadège Lachaussée-Vincent, directrice-conseil chez Publicis Consultants. Les dirigeants aussi comprennent l'enjeu qui consiste à fournir l'information la plus juste possible, sans être totalement transparents.» La porosité est telle aujourd'hui entre communications interne et externe que toute information trop sensible risquerait d'être largement diffusée à l'extérieur…

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