Médias internationaux

Description

C'est un vieux sage de cent dix-sept ans qui a résolument mis le cap sur l'univers du business. Mi-janvier, la nouvelle équipe dirigeante de l'International Herald Tribunedévoilait une série d'aménagements rédactionnels : embauche de vingt journalistes - dont Floyd Norris, plume économique reconnue duNew York Times-, nouvelles rubriques consacrées au monde du travail et aux fonds de placement, arrivée de la couleur en une... Le message de cette offensive rédactionnelle, largement relayé par une campagne de communication en février, est clair : il est grand temps pour le quotidien international - propriété du groupe New York Times depuis un an - de s'éloigner de l'image, prestigieuse mais peu rentable, de chasse gardée des élites intellectuelle et politique.« Ce qui nous intéresse, c'est de toucher les lecteurs du monde des affaires »,déclarait en janvier l'éditeur du journal, Michael Golden. Walter Wells, le directeur de la rédaction, détaille ses plans :« Nous ne sommes pas un journal économique. Mais depuis vingt-cinq ou trente ans, l'économie affecte terriblement nos vies. Et nous parlons de ce qui aide nos lecteurs à prendre les bonnes décisions. »
L'IHTdébarque sur un marché encombré. Le filon est déjà exploité par la quasi-totalité des journaux et des télévisions à diffusion internationale. Tous font les yeux doux aux décideurs économiques, ces hommes d'affaires haut placés, diplômés et aisés.« Les " senior decision makers "[décisionnaires seniors]constituent notre cible principale »,confirme Rhona Murphy, directrice des ventes internationales deNewsweek(Washington Post Company). Ces « top décideurs », comme les qualifie Tom Markus, chargé des ventes deThe Economistpour la France et l'Europe du Sud, sont un public clé car ils sont prescripteurs au sein de leur entreprise : ce sont eux qui décident d'acheter du matériel informatique ou des machines.

Une vision d'ensemble du monde

Tout en haut de la hiérarchie économique, les « C-Titles » (les membres de la direction générale, portant le titre de « chief ») font rêver les annonceurs. D'autant que la consommation personnelle de cette population est tout aussi attirante. L'étude European Business Readership Review (EBRS) sonde tous les deux ans les préférences médiatiques de 400 000 cadres dirigeants dans dix-sept pays européens. Ils ne représentent que 0,2 % de la population européenne mais, à eux tous, achètent tous les ans l'équivalent de 225 000Mercedes Class S et de 88 000Rolex !
Seule question, mais de taille, pour les annonceurs : comment toucher et séduire cette cible qui fait figure d'eldorado ? Le leader économique a très peu de temps à accorder aux médias.« Où et comment prenons-nous le temps de nous informer ? »,se demande Michael Golden, l'éditeur de l'IHT.« En me lisant ou en me regardant »,semble répondre chacun des dirigeants duFinancial Times(Pearson), deBusiness Week(Mc Graw-Hill), deTime(Time Warner) ou de CNN (Time Warner). Ils proposent, tout comme leurs concurrents, des éditions européennes. Et déroulent un argumentaire similaire. Pour Carolyn Gibson, directrice des ventes régionales de BBC World,« souvent, les hommes d'affaires haut placés ne regardent la télévision et ne lisent les magazines que lorsqu'ils voyagent ». Et, dans ces cas-là, ils consomment ou bien des inflight magazines (lire l'encadré en page 40) ou bien des médias paneuropéens.« Nous apportons une vision d'ensemble du monde, dont nos lecteurs ont besoin pour lier entre eux des événements dans toutes les parties du globe »,détaille Rhona Murphy, deNewsweek. Un lectorat qui reste, souligne Isabelle Mollat du Jourdin, directrice régionale des ventes deTime,« très homogène partout dans le monde ».Ce qui permet aux annonceurs de développer un discours cohérent en direction de cibles comparables dans toute l'Europe, pour des sommes bien inférieures au budget d'une campagne multilocale.« Une publicité sur une télévision internationale de référence comme la nôtre relève du partenariat entre marques prestigieuses »,note par ailleurs Werner Schöpff, qui gère la régie européenne de CNN.« Si l'on veut avoir une vraie ambition internationale, il faut la revendiquer, l'assumer, en allant sur ces supports »,renchérit David Rosenbaum, directeur du service client de ZenithOptimedia International.
Certaines marques ont compris l'intérêt qu'elles pouvaient trouver à investir dans des médias paneuropéens : en 2003, 397 millions d'euros ont été dépensés en publicité dans les éditions européennes des principaux magazines et journaux anglophones, selon CMR International.« Les grandes campagnes de communication corporate qui visent de manière assez large les leaders d'opinion et les dirigeants d'entreprise sont pour nous un tronc commun »,explique Jean-Christophe Demarta, directeur publicité Europe de l'IHT. Exemple : Areva inonde cette année les médias locaux et internationaux un peu partout sur la planète. Les banques ou les services informatiques sont aussi des fidèles des supports paneuropéens. Quant aux marques de luxe, de mode ou d'horlogerie, elles y sont incontournables. Dernières familles à s'être entichées de pages internationales, les compagnies aériennes et, plus récemment, les offices de tourisme représentant une ville ou une région.« De plus en plus d'annonceurs souhaitent mettre en oeuvre une communication de marque paneuropéenne, relayée par des campagnes au niveau local »,signale Annette Halabi, directrice générale de la stratégie commerciale et marketing chez Eurosport.
Pour profiter de cette manne publicitaire, la bataille fait rage parmi les acteurs de la scène médiatique paneuropéenne. Les forces en présence sont peu nombreuses :« Une petite dizaine en print et sept ou huit au maximum en télévision »,d'après le directeur commercial d'Euronews, Olivier de Montchenu. Les plans médias mélangent souvent les supports print et télévision. En effet, même si Richard Tofel, éditeur adjoint duWall Street Journal(Dow Jones&Company), ne considère pas la télévision comme un« concurrent direct, parce qu'elle ne transmet pas d'analyses en profondeur », les décideurs regardent presque autant CNN ou BBC World qu'ils lisent les journaux internationaux. Dans ce contexte,« c'est la grosse bagarre,lâche Olivier de Montchenu.Les annonceurs qui passent par les médias paneuropéens sont de belles marques, mais il n'y en a pas encore assez. »Pour survivre, il faut parfois savoir passer outre ses propres principes : Euronews a annoncé fin mars qu'elle ouvrait des décrochages publicitaires nationaux pour« approcher les annonceurs nationaux qui ne veulent faire de la publicité que sur leur territoire national ».
Difficile de se distinguer, donc.« Qu'est-ce qui ressemble plus à un média paneuropéen qu'un autre média paneuropéen ? C'est assez terrifiant pour les médiaplanneurs,lâche Dorothée Joly, responsable du département médias chez Euro RSCG.C'est donc la qualité éditoriale et rédactionnelle qui dicte les choix des annonceurs. »Ce qui pousse les supports à insister sur leurs différences, sans trop s'attarder sur leurs similitudes. Et pour toucher les fameux « decision makers », les journaux, magazines et chaînes de télévision étiquetés « business » partent favoris. En pole position : leFinancial Times, qui célèbre cette année les vingt-cinq ans de son édition européenne. Avec 269 000exemplaires diffusés, il s'arroge près du tiers des dépenses publicitaires dans les publications paneuropéennes : 116,4 millions d'euros.« Nos lecteurs sont une cible fantastique pour les annonceurs »,avance, en toute simplicité, Ben Hughes, directeur de la publicité du titre, pour expliquer ce succès. Et dans l'univers de hauts cadres qu'interroge l'étude EBRS, leFTest effectivement le plus lu. Face à cette domination, Richard Tofel, duWall Street Journal, rappelle :« On peut lire notre titre en même temps qu'un journal local de qualité, voire qu'une autre publication économique. »Et pointe la nouvelle orientation rédactionnelle que l'édition britannique duFTa prise il y a un an. En abordant des sujets très généralistes, il s'agissait de contrer la concurrence des quotidiens britanniques comme leTimesou leDaily Telegraph.« Au contraire, nous avons décidé de garder une ligne plus segmentante »,explique-t-il.

Spécialisation et réactivité

Sur le terrain des hebdos et des mensuels, la compétition entre titres « news » et « business » bat aussi son plein. C'est à celui qui sera lu par le plus grand nombre de cadres supérieurs voyageant et dépensant beaucoup d'argent.« Devinez quoi ?Business Weekatteint ce public à 100 % »,clame par exemple William Kupper, président de l'hebdomadaire. Même discours du côté de laHarvard Business Review:« Les hauts dirigeants d'entreprises savent qu'ils trouveront dans nos pages des articles denses et de qualité sur les questions de haut management »,insiste Jean-Charles Abeille, responsable de la régie parisienne du titre. Un discours également repris chez Bloomberg TV :« Nos chaînes francophone et anglophone sont des outils d'information privilégiés pour les banques et les institutions financières. »Dans les magazines plus généralistes, on joue la carte de la réactivité.« Le lendemain des attentats de Madrid, un article s'en faisait l'écho dansThe Economist»,rappelle Tom Markus, son chargé des ventes pour la France et l'Europe du Sud. Quant aux chaînes spécialisées dans le sport ou la musique, elles touchent aussi les décideurs. L'étude Europe 2003 indique ainsi que, si 30 % des personnes interrogées regardent CNN au moins une fois par semaine, Eurosport et MTV ne sont pas loin, avec 27 % et 21 %. Ce qui n'étonne pas Annette Halabi, directrice générale de la stratégie commerciale et marketing :« Avec le cyclisme, le tennis ou même les sports de combat, Eurosport a une forte spécificité masculine et CSP +. Et notre thématique entraîne une grande implication du téléspectateur avec la chaîne. »
Pour allécher les annonceurs, les supports les plus généralistes misent aussi sur leur surface et leur poids. Privilège de l'ancienneté, CNN et Eurosport sont disponibles sur tous les bouquets satellites et les réseaux câblés européens.Time, lui, est passé maître dans l'art de se présenter en mastodonte incontournable, avec 5,5 millions d'exemplaires vendus chaque semaine dans le monde, dont 500 000 en Europe. Pourtant, l'étude EBRS ne le classe qu'en sixième position en termes de pénétration sur les hommes d'affaires les plus haut placés.Newsweekfait encore moins bien, à la neuvième place. Tous deux sont dépassés par la confidentielleBusiness Harvard Reviewet ses 36 700 exemplaires européens (240 000 dans le monde) ! Commentaire d'Andrew Butcher, président et éditeur du groupe Time&Fortune International :« Les études comportent toujours une part de subjectivité. »Il rappelle que l'étude Europe 2003 classeTimeen troisième position. Et queNewsweeky arrive cinquième. Mais la population interrogée dans ce cas est vingt fois plus large et concerne donc moins les « top décideurs ».
Peser n'est pas tout, encore faut-il le faire d'une manière équilibrée. Ce qui n'est pas le cas pourThe Economist, qui vend 40 % de ses 335 000exemplaires européens en Grande-Bretagne. Idem pour leFinancial Times, dont l'édition britannique représente presque la moitié de la diffusion européenne. Ce que les concurrents des deux titres ne se gênent pas pour souligner.« Nous sommes véritablement paneuropéens dans la diffusion »,martèle Isabelle Mollat du Jourdin, deTime. Sous-entendu : pas un titre monté en graine à partir d'une édition américaine. Il est vrai que l'hebdomadaire américainTimea installé une rédaction en Europe dès 1945. À des degrés divers, et à l'exception de laHarvard Business Review, chacun veille à ce que des équipes locales participent à la rédaction de l'édition européenne. LeWall Street Journals'enorgueillit ainsi de disposer du plus grand nombre de journalistes dans le monde :« Plus de 680 dans 42 bureaux ». Façon d'assurer qu'on retiendra l'attention du consommateur italien aussi bien que celle de son homologue allemand. Rhona Murphy, deNewsweek, explique par exemple que« certains ont une idée préconçue de notre magazine parce qu'il est écrit en anglais et publié par une entreprise américaine. Ils pensent qu'il sera centré sur les États-Unis, ce qui est faux. »
Cette mise en avant des ancrages locaux pourrait en fait trouver sa source ailleurs, selon David Rosenbaum, directeur du service client de ZenithOptimedia International :« Une marque française pourrait ne pas vouloir être associée à un format trop américain ».Aussi, si l'IHTest lu par« un tiers d'expatriés américains, un tiers d'expatriés d'une autre nationalité et un tiers de locaux »,Business WeeketNewsweekse targuent de posséder un lectorat à 80 % autochtone. La meilleure façon d'atteindre différentes nationalités restant peut-être de... changer de langue. Pourquoi pas le français ? C'est le pari deL'Express international, qui, depuis 1966, diffuse à 25 000exemplaires dans toute l'Europe les sujets les plus internationaux deL'Express. Pour sa part,Newsweeka testé une « VF » en janvier : 40 000exemplaires ont été vendus. Un résultat jugé suffisamment satisfaisant pour que le magazine envisage très sérieusement de pérenniser dès cette année son édition française. Une stratégie adoptée de longue date parNational Geographic, disponible dans la plupart des pays européens en langue anglaise et dans sa version locale. En France, le mensuel est édité sous licence par Prisma Presse. Dans la famille des supports paneuropéens,National Geographicest un cas à part : il n'évoque ni les combats boursiers ni l'élection présidentielle américaine, mais les sciences et les découvertes. Ce qui n'empêche pas les fameux«decision makers » de le plébisciter. Atypique par son contenu et incontournable par son audience, « National Geographicest à la fois le concurrent de tout le monde... et de personne »,se plaît à souligner Marie-Solange de Vaugelas, qui en gère la régie publicitaire française.