Quotidiens l'enjeu de l'audience

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L'heure est aux grandes réconciliations. Après des années de guerres picrocholines et face aux médias dits « chauds » (la radio et la télévision), sans parler d'Internet, la presse quotidienne réalise progressivement l'union sacrée. Et se rapproche même de la presse magazine. Signe fort : EuroPQN, l'association qui gère l'étude d'audience de référence de la presse quotidienne nationale, a demandé son entrée dans une nouvelle société d'études de la presse, baptisée Audipresse, qui comptabilise déjà les lecteurs des principaux magazines français, via l'AEPM, l'étude d'audience de la presse magazine. Quotidiens et magazines sur le même bateau : c'était déjà le cas pour la mesure de leur diffusion, via l'OJD, ce le sera bientôt pour l'audience. Un critère que les éditeurs et leurs régies prennent plus en considération que par le passé. Avantage : cela permet d'oser des comparaisons avec d'autres médias.
Désormais intégrés à EuroPQN, après de longues procédures, les deux quotidiens gratuits 20 Minutes et Metro, ont effectué la même démarche que les quotidiens payants. Réunis dans l'Association de la presse quotidienne urbaine gratuite (APQUG), ils ont demandé leur adhésion à Audipresse en juillet dernier. « Certains annonceurs et agences médias jouaient du fait que nous n'étions pas pris en compte dans une étude de référence », estime Pierre-Jean Bozo, PDG de 20 Minutes, qui commandait jusqu'alors sa propre étude d'audience. « Il y a une suspicion sur les études ad hoc. » Et d'évaluer le manque à gagner lié à son absence d'EuroPQN à plus de 10 millions d'euros par an, sur un chiffre d'affaires de 23 millions d'euros en 2004. De quoi motiver des actions judiciaires à répétition...

Une étude unique de la presse ?

Pour 20 Minutes comme pour Metro, les premiers résultats d'audience estampillés EuroPQN sont attendus pour mars 2006. Ils seront scrutés par tous les professionnels. Pour d'autres quotidiens gratuits, ceux qui sont édités par la presse quotidienne régionale via le réseau Ville plus ­ (Hachette, Socpresse, Sud-Ouest...), il faudra faire contre mauvaise fortune bon cœur : Ville plus a refusé l'invitation. Pourtant, la presse quotidienne régionale a pris langue avec Audipresse. Mais les quotidiens régionaux, qui diligentent leur propre étude sur une base commune avec la presse quotidienne nationale, réservent encore leur réponse. « Nous sommes bien conscients que les choses doivent évoluer, explique Michel Comboul, éditeur de Nice Matin et président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR). Nous sommes dans une phase intermédiaire de réflexion et d'étude, mais nous restons très prudents sur cette évolution. » Seule l'offre PQR 66 (près de 6 millions d'exemplaires pour 17,7 millions de lecteurs au numéro moyen), qui réunit la plupart des quotidiens régionaux dans un produit d'ampleur nationale, fonctionnera sous la houlette d'Audipresse.
Viendront, viendront pas ? Peu importe, répondent les quotidiens nationaux. « Il serait souhaitable que les quotidiens régionaux nous rejoignent sur les bases communes d'Audipresse mais s'ils ne le souhaitent pas, nous nous débrouillerons sans eux, tranche Louis Gillet, patron de la régie Manchette (L'Équipe, Le Parisien). Nous pouvons proposer une bonne pénétration sur les cibles cadres sans leur présence. »
Quotidiens et magazines sous le même toit : la perspective, encore lointaine, certes, met du baume au cœur de pas mal d'acteurs d'un marché de la presse en petite forme. « On regrettait tous l'étude unique de la presse effectuée sous la houlette du CESP [Centre d'étude des supports de publicité] disparue voilà dix ans, explique Stéphane Corre, directeur général du Monde Publicité. Nous avons 60 % de budgets communs à la presse magazine, les plans sont faits sur la même cible, il serait utile que nous puissions nous comparer. Il est vrai que le marché publicitaire est de plus en plus demandeur d'une étude unique de la presse. » Les annonceurs aimeraient tourner la page des batailles de chiffonniers autour de chiffres plus ou moins contradictoires, donc plus ou moins crédibles. « Nous avons besoin d'une étude qui englobe la chose écrite tout en rendant compte de la diversité de l'offre presse », explique Didier Beauclair, directeur des médias de l'Union des annonceurs (UDA), qui se satisfait de cette paix des études d'audience.

Évolution rapide des gratuits

Il aura fallu des années et la menace des quotidiens gratuits pour mobiliser le village gaulois. Les quotidiens payants et gratuits ne se sont entendus autour d'EuroPQN que fin 2004, après une série de procès devant les tribunaux français et européens. Finalement, c'est Audipresse qui rassemblera tout ce beau monde. Entre-temps, la presse quotidienne payante a pris conscience qu'elle allait bien devoir faire avec des titres gratuits, qui s'approchent mois après mois de la rentabilité. Metro n'annonce-t-il pas qu'il atteindra la rentabilité d'exploitation cette année tandis que 20 Minutes parle de 2006 ? Les deux frères ennemis ne cessent de s'étendre dans les grandes villes de province, multiplient les opérations, éditent des numéros thématiques ou orchestrent des concerts lors de la Fête de la musique. Ils ont gagné la bataille de la présence à l'esprit auprès des annonceurs.
20 Minutes et Metro, avec leurs confrères du réseau Ville plus, représentaient plus de 20 % du volume de la publicité commerciale investie en PQN en 2004. Et l'évolution est rapide. De janvier à mai 2005, la presse gratuite d'information pèse 33 % du volume investi dans les quotidiens nationaux, selon TNS Media Intelligence. Si l'on en croit les chiffres 2004 de l'Institut de recherche et d'études publicitaires (Irep), la presse gratuite, toutes familles confondues, représente 10 % des investissements publicitaires, après une croissance de 9,2 % sur un an. Face à ces nouveaux invités dynamiques, les quotidiens nationaux traditionnels font triste mine, avec 3,8 % de part de marché. Un chiffre en baisse régulière, qui s'ajoute à ceux de la diffusion, aussi en recul, surtout dans les kiosques.
La presse se fait, depuis trois ans, tailler des croupières par les médias audiovisuels et radiophoniques, et la spectaculaire montée en puissance d'Internet n'arrange rien. Quotidiens et magazines restent certes les premiers médias français mais leurs parts de marché s'érodent inexorablement tandis que celles de la radio et de la TV ne cessent de progresser. « Le marché est difficile, la presse souffre : tous les moyens sont bons pour défendre ce média, estime Stéphane Corre (Le Monde Publicité). Avec cette étude unique, nous allons simplifier le travail des annonceurs. » Même constat chez ceux-ci : « La presse doit trouver des solutions pour sortir d'une conjoncture défavorable depuis quelques années », observe Didier Beauclair, qui refuse de céder au fatalisme. « C'est un média intéressant et important sur le marché français, mais très atomisé par titres et par familles, poursuit-il. Il a besoin de retrouver un dynamisme d'ensemble pour se ranger aux côtés de médias qui ont plus d'unité par nature », tels la radio et la télévision.
Le message, cette fois, est passé. Audipresse est la copie conforme des deux autres sociétés d'études de médias, Médiamétrie pour la télévision et la radio, Affimétrie pour la publicité extérieure. Comme celles-ci, Audipresse sera la propriété de toutes les parties concernées soit les différentes familles de presse via les associations qui les représentent (APPM, EuroPQN, qui devrait avoir la minorité de blocage, et APQUG), les agences médias et les annonceurs, qui demandaient depuis longtemps leur intégration dans les instances de gestion de l'étude. Reste à régler les difficultés liées au contenu et à la méthodologie de ces études. Le processus est en cours. Il s'agira notamment de rapprocher les bandes informatiques et les terrains des différentes études. Les quotidiens ont demandé au CESP de valider de nouveaux critères d'analyse.
« Nous subissons une tradition de la mesure d'audience où la presse était le seul média mesuré », explique Luciano Bosio, directeur des études à Publiprint, la régie du Figaro, très actif sur le dossier. « Aujourd'hui, l'étude de l'audience telle qu'elle existe n'est plus adaptée à la presse haut de gamme et aux populations rares. Nous avons besoin du profil des lecteurs, mais aussi d'éléments sur le contrat de lecture », plaide-t-il. Il s'agit surtout de trouver les éléments qui feront ressortir les caractéristiques et les points forts de la presse quotidienne payante et de ses centaines de journalistes salariés face à la concurrence de gratuits aux structures beaucoup plus légères. « On dit qu'un contact reste un contact, mais si la mesure d'audience ne donne pas la différence d'investissement journalistique entre Le Figaro et Metro, il manque quelque chose, poursuit Luciano Bosio. Ce ne sont tout de même pas les mêmes rédactions ! » Pour valoriser leurs différences, les deux familles - gratuits et payants - vont devoir s'entendre sur les questions à poser aux sondés. « Cette différenciation doit être validée par l'ensemble du marché, y compris la presse gratuite », note Luciano Bosio.

Accompagner la transition

Il va falloir aussi travailler les échantillons. « La presse quotidienne nationale de qualité n'ira pas dans une enquête en face à face au domicile car l'accès au domicile des populations aisées est de plus en plus difficile, prévient Luciano Bosio. Les cadres à responsabilité ne sont pas accessibles facilement chez eux entre 11 heures et 18 heures. » La presse quotidienne planche donc sur une méthodologie propre... en attendant l'avènement d'Internet, excellent moyen de recueil, qui mettra tout le monde d'accord. Quelle société d'études sera retenue pour accompagner la transition ? L'étude d'audience des presses quotidienne nationale et régionale était traditionnellement effectuée par Ipsos. À la suite d'un appel d'offres, elle a été confiée l'an dernier à TNS Sofres... avant d'être remise en cause récemment. Le chantier est donc ouvert. « Si la nouvelle enquête débouche sur des résultats livrés en 2007, ce sera formidable. Sinon, ce sera pour 2008 », se console Luciano Bosio.
Ce dossier à peine entrouvert, d'autres défis attendent déjà les quotidiens. Car Louis Gillet, le président de Manchette, veut aller plus loin. « Si la presse veut sortir du ghetto et de la spirale des pertes de parts de marché, plaide-t-il, il faut que nous vendions des périodes de communication avec des garanties de GRP sur cible en mixant plusieurs quotidiens. C'est compliqué, cela nécessite que nous nous mettions d'accord, mais il faut y arriver. » De quoi meubler encore quelques années d'études, de disputes, d'espoirs et de négociations...