Design : Les agences sous le charme de l'Orient

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 Depuis quelques mois, on sent que la tendance est à la reprise. » Pierre Cazaux, coprésident de l'agence Dragon rouge, a le sourire. Et il n'est pas le seul. Selon Joël Desgrippes, président de Desgrippes Gobé, « le marché du design se développe gentiment et sa progression est actuellement de l'ordre de 3 ou 4 % ». On est certes encore loin des années 1980-1985, celles des grands changements d'identité visuelle (BNP, Crédit agricole, etc.). « À l'époque, il y avait dix grands chantiers lancés en même temps. Le marché était très innovant. D'ailleurs, certains de ces logos continuent de fonctionner », rappelle Joël Desgrippes. Vingt ans plus tard, sur un marché français stagnant depuis plusieurs années, les designers ont raison de se réjouir devant cette petite embellie. D'autant que les grosses entreprises (ANPE, SNCF, Aéroports de Paris ou EDF) ayant été nombreuses à faire peau neuve ces trois dernières années, les perspectives semblaient se réduire comme peau de chagrin...
Dans ce contexte de reprise à confirmer, l'international fait plus que jamais figure de relais de croissance pour les agences hexagonales. Une aventure du grand large engagée depuis plusieurs années. Dans un premier temps, parce que les groupes français pour lesquels elles travaillaient sont devenus ­internationaux. Dans un second temps, pour aller batailler sur des marchés locaux plus stimulants et plus porteurs. L'international a progressivement pris de l'importance dans l'activité des agences. « Aujourd'hui, 50 % de notre chiffre d'affaires est réalisé hors de France », avance Yvon ­Peltier, responsable créatif de Team créatif. Proportion identique à Carré noir (Publicis ­Consultants), où Béatrice Mariotti, directrice de la création, précise que « 80 % de l'activité de l'agence a une résonance à l'étranger ».
Pourquoi ces agences ont-elles fait un choix aussi radical ? « Parce que les marchés étrangers sont un océan de fraîcheur par rapport à la France », ­répond Olivier Desdoigts, directeur général de Desdoigts&Associés, qui réalise 35 % de son activité hors de France. Moins d'intermédiaires dans la prise de décision, gros budgets, créativité débridée... À écouter les agences françaises parler de leur activité à l'étranger, on a le sentiment d'un véritable eldorado. Une aubaine dont veulent aussi profiter les petites agences, qui y voient la possibilité de sortir d'un marché national « verrouillé par les grosses agences et dans lequel notre marge de progression est faible », comme l'explique Xavier Laforge, codirigeant de ­Stories, une petite agence créée il y a seulement trois ans et qui réalise un petit quart de son activité à l'international.

Un stimulant pour la créativité

Si les agences françaises travaillent en grande partie avec les pays européens (Pologne, Croatie, Italie, Espagne, etc.), certaines se sont fortement tournées vers l'Asie. La région offre de multiples atouts. Pionnière, l'agence Desgrippes a ouvert son bureau de Tokyo il y a déjà vingt ans : « D'un pays à l'autre, les marchés sont très différents, que ce soit entre Pékin, Hongkong ou Séoul. Nos principaux clients sont dans le ­domaine de la boisson et de la grande consommation. L'Asie représente à présent 30 % de notre activité. Mais avoir une crédibilité dans cette région est un travail de longue haleine », précise Joël Desgrippes. Son agence est la plus internationale : elle réalise 75 % de son activité à l'étranger.
Plus récemment tourné vers l'Asie, Olivier Desdoigts l'avoue sans détour : « Notre agence se porte bien grâce à notre activité au Japon ! » Et le designer ne tarit pas d'éloges sur son unique client, Nissen, l'un des tout premiers distributeurs de mode et de textile au Japon (l'équivalent de La Redoute en France, pour laquelle l'agence avait justement travaillé), avec lequel il collabore depuis deux ans : « La problématique qui nous a été soumise est beaucoup plus globale - allant même jusqu'à la campagne de communication - et les budgets sont bien plus importants qu'en Europe. Ce qui m'a vraiment marqué, c'est la rapidité de la prise de décision : en une demi-heure, nos clients ont choisi ce qui allait être la nouvelle identité visuelle de leur groupe », raconte-t-il. Même enthousiasme chez Carré noir, qui oeuvre au Japon et en Corée : « Au niveau créatif, il est très stimulant de travailler dans cette région. Les Asiatiques attendent de nous que l'on retranscrive leur culture avec une spontanéité qu'ils n'auraient pas », explique Béatrice Mariotti.
Si l'Asie est une « bouffée d'air » pour certains, d'autres se montrent plus prudents. Ainsi, pour Gilles Deléris, directeur général de W&Cie (entre 15 et 20 % du chiffre d'affaires à l'international), « les Chinois n'auront pas besoin de beaucoup de temps pour devenir compétitifs dans le domaine du design. D'ici cinq à dix ans, ils n'auront plus besoin du savoir-faire français... » Résultat, certains préfèrent miser sur la proximité avec le client. Yves Suty, dirigeant de l'agence Kheops (25 % du chiffre d'affaires réalisé hors de France), l'assure : « L'international ne me semble pas très porteur car ce sont le plus souvent des agences locales qui emportent les marchés, de la même manière qu'un groupe français préfère travailler avec un designer français, un Américain avec un Anglo-saxon, etc. Du coup, nous avons pris le parti d'être avant tout une agence franco-française. » Pour lui, « cette ouverture à l'international est une question d'image pour beaucoup d'agences. Cela fait toujours bon effet de dire que vous êtes actifs en Russie, en Pologne ou ailleurs. »
De plus en plus internationales, les agences de ­design sont dans le même temps amenées à gérer des problématiques globalisées... depuis Paris. « Nous sommes désormais dans le " brand design ", qui va de l'identité visuelle au packaging et jusqu'au " retail " », observe Béatrice Mariotti, de Carré noir. Une globalisation stimulante pour les professionnels du design. « Le revers de la médaille, c'est que maintenant, les entreprises attendent bien plus de nous qu'un simple changement de logo », poursuit-elle. Et si les clients sont plus exigeants, ils restent toujours aussi frileux quand il s'agit de mettre la main au porte-monnaie. « En effet, la demande augmente, mais les moyens financiers mis en oeuvre sont rarement à la hauteur », déplore-t-elle.

Le prix de l'efficacité

Les récentes polémiques sur certains changements d'identité ont laissé des traces, tant chez les annonceurs que parmi les agences. L'ANPE, vilipendée pour sa facture de 2,4 millions d'euros en 2003, ou la SNCF, EDF et Aéroports de Paris, l'an dernier, n'ont pas laissé le marché indemne. « Ces polémiques me font sourire. Le design a une valeur, il faut en accepter le prix ! », s'exclame Gilles Deléris, de W&Cie, qui a conçu le nouveau logo d'Aéroports de Paris. Même remarque du côté de Christophe Fillâtre, directeur de la stratégie de Carré noir : « Pendant la Coupe du monde de football, les spots de publicité diffusés à la télévision ont coûté des sommes folles aux annonceurs mais, bizarrement, cela ne fait hurler personne ! »
Touchées par ces attaques, les agences militent pour défendre la valeur de leur métier : « Le logo que nous avons dessiné pour la SNCF est un changement dans la durée, il est présent dans toutes les gares. Mesurer l'impact et le coût d'un logo le jour même de sa sortie, cela n'a pas de sens ! », poursuit Christophe Fillâtre. « Un logo se crée en six mois mais l'identité d'une marque se construit en cinq ou six ans », confirme Joël Desgrippes.

L'atout de la durée

Tous invoquent le retour sur investissement en termes d'image pour l'entreprise. « Le design, s'il est efficace, peut même modifier le comportement des consommateurs, affirme Olivier Saguez, président de l'agence Saguez&Partners. Cela a été très visible pour deux de nos clients. Notre travail pour Petit Bateau a significativement fait monter les ventes auprès des adolescents. Et pour l'espace Lafayette VO, nous avons fait venir un public qui n'était même jamais entré aux ­Galeries ­Lafayette. » En 2005, le designer a publié un manifeste intitulé Le Design n'est pas là que pour faire joli. Aujourd'hui, il précise son analyse : « Le design doit d'abord être joli ! Or ces polémiques sont nées aussi de créations assez décevantes, peu innovantes au final ! » Pour Yves Suty, de l'agence Kheops, l'effet de mode autour du design a fait beaucoup de mal au marché : « Le concept du design a été galvaudé dans les esprits, jusqu'à devenir banal. Un glissement qui a entraîné une baisse significative des investissements depuis une dizaine d'années. »
Sur l'ensemble du marché, c'est le packaging qui a le plus souffert de cette logique d'économie des coûts. Mais ce secteur repart, même si la profession ne dispose pas de chiffres précis sur le sujet. « Nous avons des clients qui réfléchissent sur de nouveaux produits. C'est plutôt bon signe », confie par exemple Yves Suty. « Il faut sortir du concept traditionnel d'emballage et lui donner une valeur ajoutée », explique pour sa part Joël Desgrippes. Même avis chez Team créatif : « Le packaging doit rendre un service au consommateur », ­estime Yvon Peltier.
Autre phénomène porteur sur un marché où les projections à long terme sont impossibles : des clients plus fidèles. « Justement, parce que l'identité d'une marque se construit sur la durée, il est très intéressant de garder nos clients. Chez Desgrippes, une vingtaine d'entre eux nous sont f­idèles », avance Joël Desgrippes. « Cette ­fidélisation nous a aidés à traverser plus facilement ces périodes difficiles. Parce que l'on s'explique plus aisément en termes de coûts avec des clients que l'on connaît bien », affirme Pierre ­Cazaux, de Dragon rouge. Une manière de prouver la pérennité du design.
Si le packaging repart, l'identité visuelle des marques reste l'activité principale des agences de design, tandis que le design architectural se développe. Avec une tendance nette à l'allégement des signes et logos dans un univers visuellement saturé. Mais, là encore, des pesanteurs perdurent. En tête des griefs, les compétitions non rémunérées, qui continuent de pervertir le marché. Conséquence, de nombreuses agences refusent désormais de jouer ce jeu. « Il nous est arrivé plusieurs fois cette année de refuser des compétitions trop aberrantes en expliquant noir sur blanc nos raisons à nos clients potentiels », ­témoigne Christophe Fillâtre, de Carré noir. Refus encore plus catégorique chez Saguez&Partners : « Nous réalisons 50 à 70 % de notre chiffre d'affaires sans intermédiaire, donc je ne participe jamais à ces compétitions. Ce n'est pas un exercice d'école qui doit conditionner l'obtention d'un marché ! », lance son président Olivier Saguez.
Mais si tous condamnent en bloc ces contraintes du marché, seules les grosses agences ont la possibilité de s'en affranchir. Preuve s'il en est que le métier du design aurait plus que besoin de parler d'une seule et même voix. L'Association Design Communication (ADC) peine à faire évoluer les choses. « Tant que l'on n'aura pas légiféré au niveau associatif pour réglementer ce genre de pratiques, on n'avancera pas », estime Olivier Desdoigts, de Desdoigts&Associés. Le monde du design reste avant tout constitué d'entreprises indépendantes qui ne parviennent pas à se fédérer, à la différence des agences britanniques, par exemple. « En France, cette solidarité interne n'est pas pour demain. Beaucoup de designers sont là où ils sont parce qu'ils ont " cassé du confrère " », déplore ­Xavier Laforge, de Stories.