Alors qu'il est de plus en plus malaisé d'émerger dans le raz-de-marée des données personnelles, se fait jour la tentation d'une valorisation de soi légendaire, de la création de sa propre mythologie, selon une étude de Carlin pour Stratégies.

Les Grecs le considéraient comme un péché mortel, un impardonnable crime. Ceux qui s’abîmaient dans l’hubris, la démesure, l’orgueil insensé, se condamnaient à coup sûr à d’insoutenables souffrances et à la damnation éternelle.

Les humains n’apprennent décidément rien: «On note l’apparition de nouvelles mises en scène de soi marquées par l’emphase, le désir de créer une forme de mythologie personnelle», relève Géraldine Bouchot, responsable de la prospective au sein du groupe Carlin, qui a réalisé pour Stratégies une étude intitulée «Vers une valorisation de soi légendaire».

Insatiables egos contemporains, qui ne redoutent rien tant que la banalisation, la submersion dans le raz-de-marée des datas personnelles: «Le volume d’informations échangées à travers le monde double, selon les estimations, tous les 18 mois. La datamasse devrait s’élever à 40 zettaoctets en 2020», souligne Géraldine Bouchot. Pour émerger, les photos d’orteils au bord de la piscine, de mi-cuits de saumon ou de bambins trop mignons ne vont plus suffire.

 

Goût du risque.

«Un nouveau storytelling voit le jour, qui sollicite l’imaginaire, le fantasme, estime Géraldine Bouchot. Une épopée épique, une démesure ostentatoire qui contribuent à la construction du mythe de soi». L’exposition Inside du Palais de Tokyo à Paris propose ainsi aux visiteurs de déambuler à l’intérieur des œuvres d’art en délaissant la passivité du simple spectateur. Autre signe, la course aux megatall buildings donnera bientôt naissance à une tour culminant à un kilomètre, la Kingdom Tower en Arabie saoudite. Le diagnostic est clair: mégalomanie.

«Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende». Face aux guerres d’intimidation permanentes qui se livrent, notamment sur les réseaux sociaux, la célèbre phrase du western de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance, prend un écho singulier.

«Dans notre économie de l’attention, guettée par la “social fatigue”, on voit émerger toute une nouvelle grammaire de la distinction, fondée notamment sur la prise de risque, remarque Olivier Glassey, chercheur à l’Université de Lausanne. Le directeur général de Google, Alan Eustace, n’a-t-il pas récemment battu le record d'altitude en ballon détenu depuis 2012 par Felix Baumgartner, lui-même sponsorisé par Red Bull?»

Laure Frémicourt, planneuse stratégique à l'agence Leo Burnett, rejoint le sociologue: «La notion de sensation prend de plus en plus de poids: on veut à tout prix montrer que l’on est versé dans l’extrême, surtout physiquement. D’où une surenchère… On a l’impression que les marques ne peuvent plus se contenter de soirées VIP, qu’elles sont obligées de donner dans les voyages intergalactiques, comme Axe avec son projet Apollo.»

 

De l'autoportrait à la Go Pro.

Ces démonstrations de force tous azimuts seraient, selon François Peretti, planneur stratégique digital à La Chose, «davantage de l’ordre du storyshowing que du storytelling». François Peretti renvoie à l’ouvrage de Steven Johnson, How We Got to Now: Six Innovations That Made the Modern World (Penguin Books), dans lequel l’auteur revient aux origines du selfie, «né en 2010/2011 avec l’apparition de la caméra réversible sur Iphone».

«Les autoportraits ne sont apparus qu’au XVème siècle, au moment où les miroirs se sont généralisés dans les foyers, remarque-t-il. Dès qu’apparaît un écran naît une nouvelle tentative de se représenter. Polaroïd ne vient-il pas de lancer, avec Instagram, le Socialmatic?». Selon Laure Frémicourt, «la Go Pro est au cœur de ces nouvelles formes de storytelling de soi».

Cette mise en scène des egos adopte en effet plusieurs scénarios, selon François Peretti. «La Go Pro, développée pour les sportifs, induit une logique de preuve. Les réseaux comme Instagram contribuent, eux, à l’esthétisation du monde, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Gilles Lipovetsky (Gallimard). Il existe également des logiques d’appropriation, de “memes” spectaculaires, comme le Ice Bucket Challenge».

Comme dans toute mise en scène, il s’agit de trouver le bon timing. «Si on s’y adonne trop tôt, on passe inaperçu. Si on s’y prête trop tard, on produit un discours de ringardisme alors même que l’on s’inscrit dans le flux», grince Olivier Glassey. Un comble.

 

Côté cour.

Le grand théâtre des réseaux sociaux n’a rien à envier à la cour de Versailles, son étiquette, sa peur panique de perdre la face. «Le sociologue Erving Goffman évoquait, dans La Mise en scène de la vie quotidienne, la figure du clown, qui, une fois en coulisse, peut redevenir lui-même, souligne François Peretti. Mais sur les réseaux sociaux, il n’existe plus de scène, ni de coulisses: Instagram et Facebook sont la scène, Secret ou Whisper les coulisses…»

Cette quête vaine et éperdue de la distinction «finit par être pesante», soupire Marianne Hurstel, directrice du planning stratégique et du consulting chez BETC, qui a réalisé l’étude Hashtag Nation. «Quand on a un chef odieux, qu’on part en vacances chez ses parents tous les étés, la vie rêvée des autres peut engendrer un ras-le-bol légitime», note-t-elle.

Laure Frémicourt cite quant à elle un court-métrage viral, What’s on your mind de Shaun Higton, qui montre un homme qui surjoue la réussite sur Facebook alors même qu’il s’enfonce dans la dépression. «L'injonction à démontrer que l'on existe, à être constamment dans l'ostentation, est terrible», reconnaît Géraldine Bouchot.

La véritable distinction, ne serait-ce pas le retrait? «Personne ne s’imagine que ceux qui sont peu présents sur les réseaux n’ont pas de vie», note Laure Frémicourt. Mieux vaut, en somme, cultiver le mystère à la Garbo. Un véritable mythe, celui-là.

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