Après le rachat de Sapient, qui permet à son groupe de réaliser plus de 50% de son activité dans le numérique, le président de Publicis nous livre sa vision de la transformation digitale et ses chantiers avant son départ en 2017.

Dans une interview au Financial Times, vous avez évoqué la crainte des entreprises de voir émerger des acteurs du numérique, type Uber ou Airbnb, qui bouleversent des pans entiers de l’économie traditionnelle. Un groupe comme Publicis pourrait-il « se faire ubériser » et par qui?

Maurice Lévy. Nous prenons les décisions pour éviter que cela n’arrive. Mais c’est vrai, beaucoup d’acteurs pourraient « ubériser » Publicis. Les Google, Facebook ou encore les sociétés de consulting à l’instar d’Accenture sont susceptibles d’accaparer des parts importantes de notre business. Le risque, c’est d’être attaqué des deux côtés : par les sociétés de consulting pour la partie intellectuelle et stratégique, et par les plateformes de programmatique ou de service numérique pour la partie exécution.

 

Le rachat de Sapient pour 3,7 millions de dollars est-il une réponse à ce risque ?

M.L. Nous avons racheté Sapient avant tout pour nos clients qui courent ce risque d’ubérisation. Mon devoir est de les accompagner sur le terrain de la nécessaire transformation digitale de leur entreprise, tant sur le plan de la communication et du marketing que de leur business model. C’est désormais possible avec Sapient. Avec cette acquisition, nous englobons également tout ce qui touche à l’omnicanal. Aujourd’hui, les annonceurs sont obligés de réfléchir à toutes les voies possibles pour commercialiser leurs produits, notamment via le commerce en ligne, qu’ils ne peuvent plus ignorer. Sur ce sujet, nous sommes dorénavant en mesure de leur proposer des solutions performantes.

 

Publicis change-t-il de métier ?

M.L. Le marché est marqué par de grandes tendances : la convergence, l’empowerment et ce que les Américains appellent le « blur ». C’est-à-dire l’effacement ou le brouillage des frontières. Prenez Amazon. Quel type d’entreprise est-ce aujourd’hui ? Une société de logistique, une plateforme de vente par correspondance, un concurrent d’IBM et de Microsoft dans le cloud, ou un concepteur d’outils de communication innovants avec le Kindle et autres smartphones ? C’est la même évolution pour les sociétés de consulting qui achètent des agences de publicité dans l’univers du numérique. Les métiers traditionnels ne peuvent plus être considérés comme des forteresses derrière lesquelles on se retranche. C’est la même chose pour nous. Aujourd’hui, un bon partenaire est obligé d’élargir la palette de ses services, en particulier dans le numérique, un univers en constante évolution.

 

Où est la cohérence entre le rachat de Sapient et votre projet avorté de fusion avec Omnicom, qui vous propulsait premier groupe mondial de communication?  

M.L. Le mariage avec Omnicom obéissait à une cohérence : atteindre une masse critique pour devenir incontournable sur notre métier de base. Comme cela n’a pas été possible, nous substituons à cette stratégie une autre cohérence beaucoup plus intéressante pour nos clients. Nous leur apportons la totalité de la prestation qu’ils sont en droit d’attendre de spécialistes qui comprennent les marques, les consommateurs et la concurrence. Le rachat de Sapient permet aussi au groupe de devancer de trois ans son objectif de réaliser 50% de ses revenus dans le numérique – initialement prévu au plan stratégique 2018. 

 

Pour les analystes, vous aviez deux options: miser sur la technologie en faisant l’acquisition de Criteo ou opter pour les services avec Sapient. Est-ce le cas ?

M.L. Suite à l’échec de la fusion avec Omnicom, la presse et les analystes ont en effet évoqué Criteo, considérant même que nous étions en négociation. Mais cela n’a jamais été le cas. Il n’est pas possible pour Publicis d’acquérir des sociétés dont les clients sont principalement des agences, ce qui est le modèle de Criteo. On se prive d’une partie substantielle du revenu et de la valeur de l’entreprise. Cela n’a pas de sens. Dans le domaine de la data, nous pouvons collaborer avec des acteurs comme Criteo ou Weborama. Nous développons également nos propres technologies. Sapient vient de la technologie et nous avons, par exemple, acquis à New York la plateforme RUN d’achat programmatique et d’analyse des données en temps réel dans le mobile.

 

Coca-Cola France a noué un partenariat avec Facebook pour sa stratégie digitale. Ce court-circuitage, c’est un danger pour les agences ?

M.L. Cela fait partie de ce «blur», de cette complexité du monde nouveau, où un partenaire peut être aussi un concurrent. Accenture, par exemple, est un prestataire qui nous aide à mettre en oeuvre l’ERP du groupe Publicis et, en même temps, il présente des projets concurrents des nôtres à certains de nos clients. De même pour Facebook et Google : nous avons été les premiers à les approcher pour signer des accords de partenariat. Mais nous ne sommes pas aveugles, nous voyons bien qu’ils vont voir nos clients en direct pour leur proposer des services. Il faut que nous soyons suffisamment habiles, intelligents et professionnels pour apporter une valeur ajoutée. Ce qui prime c’est l’intérêt du client.

 

Quelle est la valeur ajoutée de Publicis face aux géants du Web?

M.L. Ces plateformes digitales sont fortes et puissantes quand il s’agit d’algorithmes et d’outils numériques. Sur ce terrain, notre intérêt c’est bien d’en faire des partenaires car nous n’aurons jamais leurs moyens et leurs capacités d’investissement. En revanche, il y a deux domaines où nous sommes beaucoup plus forts , et sauf à transformer complétement leur business model, ils n’arriveront jamais à nous égaler. Cela concerne ce qu’on appelle le EQ (quotient émotionnel) et le CQ (quotient créatif). A Publicis, nous pensons que la bonne réponse consiste en une alchimie qui marie l’intelligence stratégique (IQ), la dimension technologique (TQ) et émotionnelle (EQ). Le tout est facteur du CQ (quotient créatif). Les experts du marché reconnaissent que ce qui manque à des acteurs comme Google c’est cet EQ, autrement dit cette composante émotionnelle. Les « math men » créent des algorithmes formidables quand nous, les « mad men », misons sur des intuitions créatives, des images pour créer un lien émotionnel avec le consommateur. Cela reste propre au créatif, à cette alchimie rare que seules les agences sont capables de mettre en œuvre…

 

Acquérir des sociétés est une chose, les intégrer est un autre challenge. Quelle place va prendre Sapient au sein du groupe ? Quelles sont les synergies ?

M.L. Une nouvelle marque Publicis.Sapient va regrouper nos réseaux numériques – DigitasLBi, Razorfish Global et SapientNitro –, avec une dimension consulting transversale. Concernant les synergies, nous attendons des économies d’échelle pour environ 50 millions d’euros et des synergies clients pour des revenus beaucoup plus importants.

 

DigitasLBi, Razorfish et Sapient Nitro vont-ils se fondre dans Publicis.Sapient ?

M.L. Les réseaux vont garder leurs marques, et leur autonomie, ne serait-ce que pour pouvoir gérer des budgets concurrents. Au-delà, il y a une culture propre à chaque réseau qu’il serait dommage de perdre.

 

L’option, qui n’a pas été retenue, de les rapprocher de vos trois réseaux publicitaires (Publicis Worldwide, Leo Burnett et Saatchi & Saatchi) n’est-elle pas la preuve de l'incapacité de la publicité à intégrer le digital ?

M.L. La solution idéale vers laquelle nous tendons c’est de renforcer chaque réseau en apportant la bonne capacité numérique et par ailleurs de disposer de réseaux spécifiques. La dimension technologique est telle qu’il serait absurde de la diluer dans les agences créatives. L’inverse étant également vrai.

 

Comment voyez-vous l’avenir de Leo Burnett et Saatchi & Saatchi en France qui ont manqué leur virage digital, et plus généralement de vos réseaux anglo-saxons. Vous semblez peu y investir. Vous allez les mettre à la Daas ?

M.L. Vous avez une vision française. Ces réseaux sont indispensables. Ils sont le cœur de notre métier, de notre offre créative. A l’échelle mondiale, la part de leurs chiffres d’affaires dans le numérique est supérieure à la moyenne du marché. En France, Marcel, qui a fusionné avec Publicis Net, est une réussite complète. Les seules déceptions concernent Leo Burnett France, acquéreur de Mediagong, et Saatchi & Saatchi France, fusionnée avec Duke : ces rapprochements n’ont pas bien fonctionné. C’est le genre de risque que l’on prend. Si l’on veut gagner, il faut prendre le risque de perdre, d’échouer. Ce qui compte c’est que la somme algébrique soit positive, ce qui est largement le cas. Leo Burnett fait partie des agences les plus primées, et elle est bien partie pour 2015. Nous allons voir comment la renforcer. Quant à Saatchi & Saatchi France qui traverse une mauvaise passe, elle vient de gagner, avec l’appui de notre agence terrain et numérique Red, le budget de SFR-Numéricable. C’est un beau succès qui ne nous exonère pas d’une réflexion.

 

Avez-vous racheté le réseau digital Nurun pour les besoins d’Arthur Sadoun, président de Publicis Worldwide insatisfait de Modem ?

M.L. La négociation avec Nurun était entamée et s’est poursuivie alors même que je négociais par ailleurs avec Sapient. Nous avons procédé à son démantèlement pour renforcer Rosetta/Razorfish, et doter Publicis Worldwide d’une marque mondiale digitale.

 

Pas de marque mondiale digitale pour Saatchi et Leo Burnett ?

M.L. Le digital est intégré et cela marche très bien ainsi. L’idée importante c’est qu’il n’y aura pas une seule solution numérique, une seule entité, un seul service. Le digital demande des solutions multiples pour pouvoir couvrir la totalité des besoins des clients. C’est la réplique dans l’univers intangible de l’univers réel qui est multiple et complexe. Tous ceux qui pensent que les réseaux intégrés suffisent se trompent lourdement.

 

Et en matière d’organisation, quelle sont les implications de cette révolution digitale?

M.L. Cela implique deux effets : une flexibilité qui suppose de savoir changer et se libérer des rigidités propres aux organisations. Pour un client comme JP Morgan, nous avons monté une équipe ad hoc avec Saatchi pour la création, Zenith pour le media, et DigitasLBi, Razorfish et Rosetta pour le digital. Tous travaillent ensemble via une plateforme commune baptisée Roar (« rugir ») dans l’immeuble de Saatchi à New York. Pour Samsung, nous avons BBH, Leo Burnett, Starcom Mediavest et Rosetta, le tout coordonné par une entité groupe baptisée Blue Lion… C’est un modèle qui va se développer, qui correspond bien au besoin des clients qui veulent un service complet sans couture avec un interlocuteur unique. La deuxième conséquence de cette révolution digitale, c’est la disparition progressive des hiérarchies pour obtenir des organisations extrêmement plates. Nous ne sommes qu’au début de la révolution numérique. Rien ne résistera à l’innovation.

 

La mise en place d'une organisation plate chez Publicis sera-t-elle l’un de vos chantiers avant votre départ en 2017?

M.L. Comme vous le soulignez, je quitterai mes fonctions de président du directoire à l’assemblée générale qui va clôturer les comptes de 2016 du groupe. Pendant ces deux ans, je me suis fixé, en accord avec le conseil de surveillance, trois missions : préparer ma succession, intégrer Sapient et mettre en place une organisation et un produit capable de « délivrer » une croissance et une marge supérieures au marché mondial.

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