Se mettre au service de l’usager et privilégier l’expérience client, tel est le credo des adeptes du design. Un sésame pour libérer la créativité. Et un gage de réussite.

Les acteurs de l’économie numérique ne sont pas obsédés par la technologie mais par leurs clients. Quelles sont leurs attentes ? Leurs habitudes ? Comment leur faciliter la vie ? Ces questions sont souvent à l’origine de start-up à succès nées d’un besoin non satisfait de leurs fondateurs : trouver un taxi en banlieue parisienne pour Travis Kalanick d’Uber alors qu’il assistait à la conférence sur l’innovation digitale Le Web ; rejoindre sa famille à la veille de Noël pour Frédéric Mazzella de Blablacar quand tous les trains affichaient complets. Cette préoccupation guide leur choix. «Si la page d’accueil de Google est blanche, c’est pour qu’elle puisse se charger plus rapidement. Nous aurions pu la monétiser mais nous cultivons un profond respect pour l’internaute qui n’aime pas attendre», explique Raphaël Goumain, directeur marketing France du moteur de recherche. L’ère de l’expérience client, du service et de l’usage a bel et bien sonné. De quoi bousculer nombre de pratiques établies au sein d’entreprises traditionnelles focalisées sur le produit.

Faire du design thinking sans le savoir

Dans ce contexte, une discipline se propose de changer les regards et les approches : le design thinking. Entre état d’esprit et méthodologie, elle séduit de plus en plus ­d’entreprises en quête de profils créatifs porteurs d’idées nouvelles. A l’image de Steve Jobs, cet entrepreneur des temps modernes, hommes d’affaires et génie créatif qui a su placer le design au cœur de son entreprise quand d’autres pensent encore qu’il n’est là que pour faire joli. Certes, le terme de design thinking ne fait pas l’unanimité. Le consultant et designer Christophe Chaptal de Chanteloup lui préfère l’appellation de design ­management. Selon lui, beaucoup de designers faisaient du design ­thinking bien avant que le terme ne soit « marketé » par l’agence américaine Ideo, dans un but commercial (lire plus bas). D’autres ­fustigent l’aspect méthodologie et recettes prêtes à l’emploi qui ­pourraient laisser croire que le design est l’affaire de tous, écartant l’expertise des spécialistes. C’est notamment l’avis de ­Dominique Sciamma, directeur de Strate Ecole de design, interviewé dans ce numéro. Reste que toutes les ­entreprises gagneraient à s’inspirer de ces fondamentaux pour développer des compétences en innovation de rupture. Et associer «ce qui est humainement désirable, technologiquement ­faisable et économiquement viable» pour reprendre l’expression de Tim Brown, président d’Ideo. Cette triple ambition implique de placer l’utilisateur final au centre de la réflexion créative. «Le design thinking fait de l’usage la clé d’entrée de toute innovation, résume ­Christophe Rebours, fondateur d’In Process, ­spécialiste ­français du design thinking. Il sert en cela le business de l’entreprise. En trouvant ce qui a de la valeur pour le client, on crée forcément de la valeur pour les marques».

Empathie et intelligence intuitive

Comment ­procéder ? «Avec le design thinking, la façon de travailler, de concevoir le projet est aussi importante que l’aboutissement», ­rappelle David Raichman, directeur d’Ogilvy Lab, cellule chargée d’imaginer des expériences de marque inédites. Tout commence par l’observation fine des utilisateurs. Objectif : identifier leurs besoins, leurs comportements et leurs attentes, qu’il s’agisse de prendre un tramway, pousser un Caddie ou assister à un concert. L’exploration rigoureuse du terrain, menée par des sociologues, ethnologues, sémiologues ou anthropologues, est préférée aux conclusions chiffrées des bureaux d’études. Cette première étape va permettre de détecter le problème ou l’opportunité qui motive la recherche de solution en amenant l’entreprise «à enrichir ses modes de pensées analytiques et quantitatifs d’une dose d’empathie et d’intelligence intuitive», résume Jean-François Marty, ­président de l’agence de service design Nealite. Deuxième étape : le prototypage de la solution envisagée pour, très vite, la tester auprès des utilisateurs et ainsi modifier, si besoin, le cahier des charges avant d’enclencher la troisième étape, celle de la création d’un prototype final à déployer sur le marché. Pour Christophe Rebours, ce passage rapide du stade de l’observation des besoins à celui de la réalisation de la solution fait du design thinking «une méthode d’innovation opérationnelle». De quoi oser des projets que les «tests conso» auraient probablement retoqué mais aussi en faire un garde-fou pour garantir que «la démarche entreprise sert bien l’ambition de départ : répondre à un vrai besoin d’usage», note ­Matthieu Savary, cofondateur de l’agence d’innovation par le design User Studio.

Les lieux aussi ont leur importance

On doit à cette logique du «faire» le développement des fablabs, ces ateliers de prototypage rapide permettant de passer très vite de l’idée à sa visualisation, mais aussi des living labs, ces laboratoires de vie où sont testés grandeur nature différents produits ou services innovants en présence des utilisateurs. En matière de design thinking, les lieux ont en effet leur importance. Pour libérer l’imagination, Véronique Hillen, fondatrice de la d.school française de Paris-Est et auteure de 101 repères pour innover grâce au design thinking, a scénarisé l’espace de son école en installant un canapé rouge, ­symbole de convivialité et d’énergie créative, un mur à Post-it ou un coin cuisine favorisant les échanges informels. En entreprise, le design thinking se pratique aussi souvent hors des murs, loin des salles de réunion aseptisées. C’est ainsi que l’agence Sismo, autre adepte de la ­pensée design, ­ «transporte» ses clients dans une commanderie du XIIe siècle pour les extraire de leur univers de travail traditionnel et les emmener à «travailler de façon expérientielle».

Changement nécessaire

L’approche design est aussi collaborative et transversale. C’est en effet de la diversité d’équipes associant des profils différents que vont naître les meilleures idées, comme l’explique Justin ­Ferrell, directeur de recherches à la d.school de ­Stanford (lire interview). Ce qui implique pour une organisation de renoncer à travailler en silos avec des départements isolés. Voire de découvrir des approches inédites de collaboration inter-entreprises. C’est ainsi qu’In Process organise des work­shops avec les fondateurs de In Home, un incubateur d’innovation multisectoriel créé par Orange, Carrefour, Legrand, La Poste, Pernod Ricard, Seb et ­Kingfisher. Les cadres dirigeants de ces entreprises sont invités à se mettre à la place de leur «client partagé», adoptant le point de vue d’autres secteurs d’activités pour étudier et anticiper le comportement et les besoins des familles qui vivront demain dans des ­maisons ­connectées.

Compétence d'entreprise

Multidisciplinaire, le design thinking peut ainsi porter ­l’innovation à tous les étages de l’entreprise, notamment dans les grands groupes où «le poids des process freine la créativité et les capacités d’adaptation à un environnement fluctuant», rappelle Jérôme ­Lavillat. Certaines y voient d’ailleurs un vecteur de transformation interne, à commencer par l’entité Gares et Connexions de la SNCF, dont le directeur général, Patrick Ropert, a lancé fin 2014 une dizaine de chantiers pour «transformer les réalisations à destination des usagers autant que les modes de fonctionnement au sein de l’organisation». L’idée étant de faire du design thinking une véritable compétence d’entreprise, «apte à donner à chacun le goût du concret et du rapide, le souci constant de l’usager et le droit à l’erreur étranger à la culture française mais inhérent à la logique itérative», poursuit Patrick Ropert. Un changement culturel majeur et, pour beaucoup, nécessaire. D’autres entreprises se tournent vers l’expérience utilisateur. Parmi elles, La Poste, qui s’est récemment fait accompagner par Sismo pour «apaiser les tensions» dans ses agences en repensant leur architecture.

Chercher l’évidence

Autre exemple : Lapeyre, dont le partenariat avec la d.school de Paris-Est a récemment abouti à la création d’un meuble de salle de bains pour seniors. Véronique Hillen se souvient de ce projet qui, sans la méthode design thinking, n’aurait sans doute jamais vu le jour. La raison : «Il s’agissait de chercher l’évidence. Pas l’originalité.» Et dans le cas présent, l’évidence consistait à penser le produit de manière à limiter les déplacements des utilisateurs. Résultat : un meuble avec chaise et prise électrique intégrées, tablette coulissante… Rien de technologiquement révolutionnaire mais une réalisation sur mesure, issue de plusieurs mois de recherches sur les seniors et de pas moins de dix-sept prototypes testés auprès d’eux. Jusqu’à une version finale aujourd’hui en vente dans les magasins de l’enseigne. Directeur du marketing chez Lapeyre, Jean-Philippe Arnoux le reconnaît : cette expérience a transformé sa vision de l’innovation. «Jusqu’ici, notre stratégie consistait à prendre un coup d’avance sur la concurrence sans nécessairement chercher à connaître les besoins réels de nos clients», explique-t-il. En recentrant le process créatif sur l’utilisateur, le design thinking aura ravivé l’idée d’un «design utile», faisant gagner le produit fini en efficacité et en pertinence. De quoi, admet-il, pointer les limites des organisations en silos, «qui créent des censures alors que le design thinking libère la créativité», et chercher à implémenter la méthode dans l’entreprise. A la clé, des retombées qui devraient permettre à l’organisation tout entière de gagner en agilité.

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