Conscients des effets néfastes d’une addiction aux courriels, certains employeurs proposent des mesures de «déconnexion». Un paradoxe, à l’heure de la transformation digitale des entreprises.

Communiquer par e-mail avec son voisin de bureau assis à moins de deux mètres, surveiller sa boîte aux lettres depuis son smarphone, durant la nuit, le week-end ou en vacances… Vous vous reconnaissez ? Normal. Comme une grande majorité de Français, vous êtes tout bonnement «addict» à l’e-mail. Selon l’Observatoire sur la responsabilité sociétale de l’entreprise (Orse), 56 % des salariés passent ainsi plus de deux heures par jour à gérer leur boîte électronique. Et les études sont de plus en plus nombreuses à pointer la formidable puissance de distraction du courriel. Selon l’Orse toujours, un salarié qui reçoit une centaine de messages par jour va consulter sa boîte aux lettres en moyenne toutes les cinq minutes. Or le cerveau a besoin de 64 secondes pour se reconcentrer après la lecture ou même le survol d’un courriel. La perte de productivité générée par l’e-mail est donc abyssale.

 

Une baisse de 30 % des courriels

Les sociologues l’ont observé et les managers ne le savent que trop : tout en prenant des proportions démesurées dans les usages professionnels, la correspondance numérique a accéléré l’individualisation des tâches, provoquant l’isolement de certains salariés. «Le mail a amplement contribué au délitement des collectifs de travail», constate Caroline Sauvajol-Rialland, maître de conférences à Sciences Po et fondatrice de So Comment, cabinet de conseil en gestion de l’information. Face à un tel bilan, des entreprises réagissent. On a vu fleurir aux Etats-Unis des ­initiatives de type e-mail free fridays («vendredis sans courriel») chez ­Intel, Deloitte ou US Cellular. Une poignée d’entreprises ont pris le relais en France. à l’image de Canon, ­Sodexo ou Orange, qui a testé en 2013 la journée sans e-mail durant un semestre, chaque premier mercredi du mois. «Cela s’est traduit par une ­diminution de 30 % des courriels, relève Ludovic Guilcher, DRH adjoint d’Orange. Une baisse concentrée le matin – 80 % d’e-mails en moins – car les collaborateurs ne parviennent pas à se déconnecter plus d’une demi-journée.» Price Minister a lancé au début de l’année sa demi-journée sans e-mail (un vendredi par mois) et se donne six mois pour en mesurer les effets. Pour le site marchand, il s’agit surtout de revaloriser la communication parmi les 250 salariés. «Je veux réinsuffler de l’inspiration aux collaborateurs, redonner de l’incarnation et du sens au management. Il faut renouer avec l’oralité, les réunions, les brainstorming, les espaces réservés à l’intelligence collective», revendique Olivier Mathiot, président de Price Minister.

 

Pas d'e-mails le soir et le week-end

Les promoteurs ce type de démarche sont toutefois conscients de ses limites : dans le temps (une demi-journée, une journée tout au plus, et parfois une seule fois par mois), dans le périmètre d’application (difficile de limiter l’usage des courriels adressés aux clients, par exemple). En outre, ces initiatives se soldent souvent par un déport de production, l’économie réalisée le vendredi étant contrebalancée par une surproduction le lundi matin, voire le week-end. Orange, Sodexo ou encore Canon ont vite jeté l’éponge. Les entreprises s’orientent donc vers des systèmes de ­pondération beaucoup plus soft. «Dans le cadre d’un ­récent accord d’entreprise sur la qualité de vie au travail, il est stipulé que les salariés ne sont pas obligés de répondre aux e-mails après 18 h ou le week-end», explique Ludovic ­Guilcher. Microsoft invite également ses collaborateurs à ne pas envoyer de courriels ni y répondre après 20 h ou le week-end. Tout comme la mutuelle Réunica, qui a opté pour un blocage des courriels de 20 h à 7 h. En Allemagne, c’est le chimiste Henkel qui décrète une trêve entre Noël et le jour de l’an. Quant au constructeur automobile Daimler, il propose à ses salariés que les messages arrivant pendant leurs vacances soient automatiquement supprimés et l’expéditeur redirigé vers un autre interlocuteur.

 

Une infantilisation des salariés ?

Bref, on ne ferme plus les robinets, on offre juste aux salariés l’autorisation, encadrée dans le temps, de décrocher. Il faut dire qu’il y a un paradoxe à voir des entreprises engager d’un côté des stratégies de transformation digitale et de l’autre inviter leurs salariés à la modération dans l’usage des outils numériques. Le Byod (bring your own device, «apportez votre propre matériel») ou le Cope (corporate owned, per­sonally enabled, «le matériel appartient à l’employeur mais peut être utilisé à des fins privées»), deviennent des pratiques courantes, participant à la porosité entre vie professionnelle et vie personnelle, celle-là même que les ­entreprises voudraient freiner à coup de détox digitale. Pour Nicole Turbé-Suetens, experte internationale sur les nouvelles organisations du travail et associée au cabinet conseil LBMG Worklabs, invoquer un droit à la déconnexion relève d’une démarche d’infantilisation des salariés : «Il est illusoire de penser que les nouveautés du monde de demain puissent se contrôler à grands coups de réglementations qui auront de toute façon trois temps de retard.»

 

Un réseau social dans l'entreprise

Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, le droit ne saura donc jamais rattraper les usages. Et en matière d’usages, le droit au décrochage va vite se heurter à un mur générationnel. « La déconnexion, c’est un truc de “vieux”. Les jeunes, qui ont renoncé au mail avant même qu’on le leur demande, sont adeptes des usages sociaux. Allez essayer de prêcher la déconnexion à des adeptes du Boyd… », lance Caroline Sauvajol-Rialland. Certes, les employeurs commencent à prendre acte des ­pratiques de la génération Z. Orange, Danone, Dassault Systèmes, Air Liquide, Renault… Un quart des entreprises ont ainsi développé leur propre réseau social, sorte de Facebook interne.

Après avoir sondé une centaine d’experts ­informatiques, la direction d’Atos a amorcé en 2011 une stratégie ­visant la mise en œuvre d’une organisation fondée sur la collaboration. Au cœur du dispositif, un réseau ­social ­d’entreprise, voué à devenir le hub de tous les échanges entre les quelque 100 000 collaborateurs du groupe. Bilan : une réduction de 80 % du volume d’e-mails. «Le réseau, qui compte aujourd’hui 6 000 communautés, a rapidement ­décloisonné l’entreprise, présente dans 70 pays. Tout va plus vite. Quand il fallait 48 heures pour trouver un expert sur un sujet donné, il n’en faut plus que deux», explique Philippe Mareine, DRH d’Atos. Reste que les outils fondés sur la socialisation appellent des efforts importants en termes de formation. Pour expliquer aux collaborateurs comment se servir des outils digitaux, Orange propose un bouquet d’une vingtaine de vidéos et autant de quiz. «L’idée, à terme, est de délivrer à l’ensemble de nos 150000 salariés un “passeport numérique” ». Près de 80 000 ont déjà été accordés.» Des outils digitaux, pour ­apprendre à s’affranchir du trop-plein digital…

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