Luxe
Ralentissement de la croissance, lutte anticorruption, dévaluation du yuan… les secousses se multiplient sur le marché chinois. Pour faire face, les marques revoient leurs stratégies.

L'Empire du Milieu, c'est l'eldorado du luxe. Un territoire en forme de rêve éveillé pour les marques où se bousculent un million de millionnaires et une population de près de 1,5 milliard de supra consommateurs potentiels. «Pour les Chinois, les produits de luxe ne sont pas de l'ordre du superflu mais du nécessaire, rappelle Jonathan Siboni, président de Luxurynsight, plate-forme de business intelligence dédiée au luxe. D’ailleurs, ils représentent 31% de la consommation du luxe mondial. C'est un moyen statutaire pour se donner une place dans une société où l'aspect hiérarchique est pyramidal et fondamental.» Cet impératif social fait le bonheur d’une maison comme Gucci dont 35% des ventes est le fait de clients chinois. Ils achètent chez eux mais surtout à l’étranger : deux tiers de leurs achats sont réalisés en dehors du pays.

Premiers clients de Harrods à Londres et de nos Galeries Lafayette à Paris, ces «globe-shoppers» dépensent 80% de leur budget vacances en shopping de luxe. Pour donner une idée de leur appétit, les études pointent en France des achats jusqu’à dix fois plus élevés que pour la moyenne des touristes. Dans l’Hexagone, ils représentent pas moins de 40% des ventes de l’ensemble du secteur du luxe.

Problème, après 25 ans de croissance à deux chiffres, l'économie chinoise s'enrhume. De 12% en 2010, la croissance est aujourd'hui tombée officiellement à 7%, soit la plus faible depuis un quart de siècle. Un chiffre qui serait en réalité bien moindre, selon Citigroup qui l’évalue au mieux à 4,5%.

Ces difficultés ont poussé le pouvoir à dévaluer à plusieurs reprises le yuan en 2015. Conséquences : des coûts de voyage et d'achat de produits de luxe plus élevés. «Cela aura nécessairement des incidences sur la mobilité des Chinois, estime Stéphane Truchi, président du directoire de l'Ifop. Cette population se contracte très vite en cas de crise.»

Vont-ils jusqu'à moins voyager ? «Le pouvoir chinois pourrait adopter la même stratégie de contrôle des achats et des déplacements que Poutine, en Russie, qui ne souhaite plus voir ses riches ressortissants acheter des produits de luxe à l'étranger. Par définition, ils ne procurent aucun bénéfice au pays», souligne Philippe Jourdan, CEO de Promise Consulting, un cabinet de conseils en stratégie de marque. D'ailleurs, le nombre de visas de Chinois autorisés à se déplacer a diminuéces derniers mois.»

Autre difficulté locale pour les marques de luxe : les mesures anticorruption menées depuis deux ans par le pouvoir chinois. Sur fond de règlements de comptes politiques, dans un pays où les inégalités ne cessent de s’accroître, le régime condamne dorénavant durement les manifestations trop ostentatoires de richesse. Jusqu'à condamner à mort certains de ses ressortissants et interdire l'emploi même du mot luxe dans les publicités… «Le luxe, qui en chinois évoque tout à la fois la débauche et le raffinement, se doit désormais d'être moins visible, sinon invisible, commente Jonathan Siboni. Il est le symbole même de la Chine et de ses paradoxes.»

Quelle stratégie alors adopter pour les marques ? «Leur pari est tout d’abord de réinvestir le marché local chinois pour progressivement rééquilibrer la part des achats de luxe faits en Chine. Ils sont, à ce jour, trois fois moins importants qu’à  l’étranger», observe Philippe Jourdan. Même constat pour Stéphane Truchi : «Impossible de laisser le marché local chinois se faire cannibaliser. Les investissements consentis sur place par les marques ont été très importants, qu’il s’agisse des coûts du mètre carré ou de la  formation du personnel. Les potentiels de développement restent considérables.»

Pour soutenir ce marché local, qui représente tout de même 7% de la consommation de luxe mondiale (13% avec Hong Kong et Macao), nombre d'acteurs ont commencé à homogénéiser leur politique tarifaire. De grandes marques comme Chanel, Tag Heuer, Burberry ou Richemont ont ajusté leurs prix pour gommer les écarts gigantesques entre leur marché domestique et la Chine où les tarifs s'affichent en moyenne 40% plus chers. Chanel par exemple a récemment diminué ses prix en Chine de 22% et augmenté ceux d'Europe de 20%.

Autre évolution majeure : alors qu’il était de bon ton de ramener des cadeaux luxueux de France (sans oublier les boîtes, preuve d’authenticité), les comportements des consommateurs chinois ont changé. Plus sophistiqués, individualistes, ils sont aussi devenus moins sensibles aux logos. Fini l'étalage du luxe excessif, les sacs à mains siglés trop voyants, les bijoux et breuvages délicats adressés en cadeaux d'affaires. Effets dévastateurs garantis pour les spiritueux nobles (cognac, armagnac, whisky, champagne…) dont les ventes ont chuté. Ou aussi pour les montres de prix (de 50000 à 100000 euros) qui ont enregistré des ventes en baisse de 40%. Les autres secteurs du luxe, notamment les vêtements pour hommes, souffrent également. Les Prada, Hermès et autres Versace ont bu la tasse avec des croissances négatives en 2014.

Du coup, les marques optent pour des stratégies de diversification de marques. «Les grands acteurs poussent leurs labels moins connus», observe Philippe Jourdan. La diversification est en cours par exemple chez LVMH, qui privilégie dorénavant des Fendi, Céline et Loewe plutôt que des Christian Dior ou Louis Vuitton. Plus généralement, les «petites» griffes telles Maria Luisa, Balenciaga, Martin Margiela, Alexander McQueen cartonnent «parce qu'elles ciblent une clientèle de précurseurs qui veulent expérimenter avant les autres, dans une logique de connaisseurs et non de flambeurs », explique Jonathan Siboni.

Côté points de vente, la plupart des groupes de luxe ont réduit leurs investissements très onéreux et diminué leurs ouvertures de boutiques. D’autant que les Chinois sont adeptes du e-commerce.  «55% des internautes chinois achètent via leur mobile, contre à peine 19% pour le reste du monde», informe Stéphane Truchi d'Ipsos. Armani, Hugo Boss, Calvin Klein, Montblanc, Burberry, Coach, Cartier ou encore Gucci se sont d'ailleurs convertis récemment à la vente omnicanal.

Enfin, le web social ne peut être négligé. D’autant que les consommateurs chinois ne décodent pas encore toutes les ficelles des publicitaires.  «Nombre d’entre eux ont encore la naïveté de penser que les blogueurs et leaders d'opinion du net donnent une opinion neutre sur les marques», constate Stephane Truchi.

La Chine reste donc un eldorado pour les marques de luxe à condition de coller aux évolutions d’un marché incertain en faisant preuve d’agilité. «L'énorme potentiel de développement des marques est très loin d'y être saturé», conclut Stéphane Truchi. Qu'à cela ne tienne.

 

 



 

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