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Apple et les marques de luxe s’observent, s’inspirent et s’apprivoisent. Va-t-on pour autant vers une redéfinition du luxe et de ses fondamentaux ? Les professionnels donnent leurs avis.

Des boîtiers et des bracelets en or 18 carats, un partenariat avec la maison Hermès, des prix qui peuvent s’envoler au-delà de 18000 euros… En lançant l’Apple Watch en avril 2015, Apple aurait-elle signé son entrée dans le monde du luxe ? Le recrutement en quelques mois de figures comme Angela Ahrendts, ex-PDG de Burberry, Paul Deneve, ex-PDG de Saint Laurent ou Patrick Pruniaux, ex-directeur des ventes de Tag Heuer, plaide dans ce sens.

Et si Apple, marque de masse parfaitement en phase avec son temps, parvenait à exporter la recette de son incroyable réussite sur un territoire où prévalent l’exclusivité et l’intemporalité ? La pomme de Cupertino pourrait-elle devenir une marque de luxe à part entière ? Les fondements mêmes du luxe s’en trouveraient-ils peu ou prou menacés ? «Que les marques de luxe observent Apple et l’observent de près, cela ne fait pas de doute. Qu’Apple représente pour elles un danger, certainement pas», répond tout net Jean-Baptiste Danet, directeur général de Dragon rouge, qui rappelle que le secteur du luxe a été, est et restera sans doute le plus pointu dans la construction de son marketing et l’un des plus solides dans ses modèles économiques.

Apple est aujourd’hui la marque la plus valorisée au monde par Interbrand, qui estime son poids financier à 170 milliards de dollars (+43%). Mieux que Google (120 milliards, +12%) et beaucoup mieux que Coca-Cola (78 milliards, -4%). Difficile de soutenir qu’avec une telle position, la marque n’exerce pas une forte ascendance. «Apple a de l’influence parce c’est LA marque qui cartonne. Et qui cartonne tellement que cette influence touche l’ensemble des univers de consommation, celui du luxe comme tous les autres, mais pas plus», affirme Guillaume Bilheude, planneur stratégique chez DDB Luxe.

Apple, c’est la révolution par le design. Ordinateurs portables, iPhone, iPad ont installé des référents absolus en matière d’esthétique. Ils peuvent être habillés de multiples matières et couleurs. Ils sont présentés dans de jolies boîtes qui s’apparentent à des écrins. «La grande force d’appel est d’avoir donné de la beauté à la technologie», rappelle Gérald Cohen, conseiller en marques de luxe. Devenue belle, la technologie peut s’inviter sur le territoire du luxe qui ne se prive pas de l’apprivoiser. De fait, dans les secteurs de l’horlogerie, la couture, la maroquinerie, l’automobile, les marques rivalisent d’annonces autour de produits connectés, où la dimension «gadget» de la technologie est parfaitement assumée.

Mais entre un droit d’entrée et une annexion, attention à ne pas franchir le pas trop vite : «Apple est devenu un producteur d’accessoires pour les marques de luxe», nuance Jean-Baptiste Danet. L’«accessoirisation» a commencé avec la musique. Et l’iPod est rapidement entré dans l’imagerie d’un secteur de la mode très inspiré par la culture pop rock (Dior, Hedi Slimane, The Kooples…). La technologie sera sans doute l’un des prochains leviers du renouveau d’inspiration des créateurs, marketeurs et stratèges du luxe. Petit signe avant-coureur : en octobre 2015, le groupe LVMH a recruté au poste de directeur digital Ian Rogers, ex-responsable clé d’Apple pour ses activités dans la musique. Sa mission : renforcer l’écosystème numérique du groupe.

Les points de vente ont été les premiers touchés par la vague technologique. En dotant l’un de ses flagships londoniens de tablettes (de marque Apple, forcément…), Burberry a ainsi ouvert la voie de l’«applestorisation» des enseignes de luxe. Mais, là encore, on est sans doute davantage dans la symétrie d’emprunts que dans la collusion. Burberry a d’ailleurs dû faire un pas en arrière, ses plus fidèles clients n’ayant pas toujours apprécié de devoir se transformer en mobinautes baladés entre porte-manteaux virtuels. «Burberry a sans doute versé dans la copie un peu trop conforme de l’Apple Store», note Guillaume Bilheude.

Quant aux Apple Stores, il suffit d’y venir un samedi après-midi pour se croire davantage dans un hypermarché que dans une joaillerie de la place Vendôme. Les vastes volumes (surfaces et hauteurs de plafond) sont davantage le signe de labels premium que de marques de luxe. Même réserve pour la logistique d’accueil : «Il y a certainement davantage de vendeurs par client dans les magasins Décathlon que dans les Apple Stores», remarque Jean-Michel Cagin, associé chez OC&C Strategy Consultants. Apple, c’est avant tout une machine à business, construite sur un marché de masse, donc sur une contrainte de volume. «Le volume de Carrefour appliqué à l’offre de Chanel», résume Jean-Michel Cagin. Volumes de clients et volumes de ventes. En l’espace d’un seul week-end, l’iPhone 6S s’est vendu à 13 millions d’exemplaires. Fin 2012, le cabinet américain RetailSails estimait qu’avec un chiffre d’affaires moyen de 44000 euros par mètre carré, les Apple Stores aux Etats-Unis affichent une rentabilité deux fois supérieure à celle du numéro deux du classement, Tiffany. 

Les marques de luxe aussi sont entrées dans des logiques de volumes, même si les quantités brassées sont très loin d’atteindre celles de l’iPhone. Pour autant, si l’on considère la marge brute, c’est-à-dire le différentiel entre le prix de vente et le coût de revient, Apple est loin de répondre aux barèmes du luxe, précise Jean-Michel Cagin : «Le taux moyen de marge brute dans le luxe est de 80%-95% dans le parfum, 70% dans la maroquinerie. Apple ne dépasse pas les 40%.» Pour le consultant, plus qu’une marque de luxe à proprement parler, Apple joue dans la catégorie «mastige», compression des termes «masse» et «prestige». La référence au luxe n’est d’ailleurs jamais revendiquée par la marque, ni dans les prises de parole de ses dirigeants, ni dans les supports de communication.

Il est en outre un point sur lequel Apple déroge radicalement aux codes du luxe : le statut patrimonial. Les maisons de luxe et leurs activités se sont toujours inscrites dans un savoir-faire artisanal, voire ancestral, très fortement localisé. La belle mécanique est allemande, l'horlogerie de précision est suisse, la haute couture est parisienne, le design est italien. «Apple est une entreprise technologique et globale qui, pour maximiser ses marges, fait fabriquer ses produits dans des pays à bas coûts de main-d’œuvre, avec des conditions sociales que les ONG dénoncent régulièrement, au point d’obliger les dirigeants de Cupertino à se justifier au travers de campagnes de communication», note Ronan Pelloux, fondateur de Creads. Parce que leur amplification médiatique dépasse toutes les autres, ces arrangements permanents d’Apple avec l’éthique sont peut-être le premier facteur de fragilité de la marque, mais aussi indirectement la meilleure protection pour le secteur du luxe. Bernard Arnault a récemment déclaré que si dans vingt ans, on boira encore du Dom Pérignon, il n’est pas certain que l’iPhone existera encore. Wait and see.

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