Numérique
Ils se présentent comme les gourous, voire les prophètes de l'ère 2.0. Avec pour vedettes des personnalités comme David Shing, Guy Kawasaki ou encore Erik Qualman, qui squattent les conférences du monde entier. Qui sont ces nouveaux messies numériques ?

La légende veut qu’il ne se déplace jamais sans son «entourage»: maquilleuse, coach et, naturellement, coiffeur attitré. Il faut bien ça pour entretenir l’exubérante crinière de David Shing, le «prophète digital» d’AOL. L’Australien, aux faux airs de Robert Smith asiatique, était la vedette internationale des rencontres de l’Udecam, pour un nouveau «Shing show».

L’exercice, le cabriolant «Shingy» le maîtrise sur le bout du micro. Avec Guy Kawasaki et Erik Qualman, il fait partie des conférenciers les plus convoités du monde. De ceux qui peuvent demander 15 000 euros pour une heure de «keynote». On murmure que ses diverses allocutions rapportent à Guy Kawasaki près de 2 millions de dollars d’honoraires par an…

On les appelle les «digital gurus». Certains préfèrent même griller la politesse, s’autoproclamant messies avant même de compter le moindre disciple… «Autrefois régnaient les gourous des tendances, comme Faith Popcorn et son Popcorn Report, rappelle Pauline d'Albis Desforges, directrice du planning stratégique d’Ogilvy & Mather Paris. À l’époque, les départements planning stratégique des agences étaient très demandeurs de tendances sociétales. C’est un peu moins le cas aujourd’hui».

Les mèches rubis de Faith Popcorn ont laissé la place à d’autres extravagances: Shingy ou Guy Kawasaki –immédiatement reconnaissable avec ses lunettes vert fluo. «Ces nouveaux “gourous” cultivent également un aspect physique très travaillé, avec une thématique martelée, poursuit la planneuse. Il existe une demande, ainsi qu’une offre mise en avant avec tous les outils du marketing». Exit les voix monocordes au son étouffé des amphis étudiants, les gourous 2.0 sont là pour le show. «Il faut que ça bouge sur scène, et c’est justement pour cela qu’on les fait venir», explique Annie Lichtner, consultante éditoriale pour des salons digitaux professionnels. On? Les organisateurs de grands-messes digitales.

«Combien y a-t-il de conférences sur le sujet à Paris dans l’année? Trente, quarante?», dénombre Stephan Schwarz, codirecteur de la création digitale de l'agence Change. Business oblige, dans l’océan annuel des salons professionnels, il faut se différencier. «Et c’est la course à la star digitale», continue Annie Lichtner.

Experts en expertise

Chaque matin, lorsque Gilles Babinet ouvre sa boîte mail, c’est le même rituel. «Invitations à témoigner, demandes de conférences, d’interventions sur la révolution digitale… J’en refuse dix par jour!». Tout le monde veut sa fine lame de l'expertise. Mais pour quel rendement intellectuel? Personne ne peut nier avoir déjà eu l’impression d’assister à un cours d’esbroufe, ou une cascade d’exemples sans grand lac à idées. Mais le creux est aussi une tendance plus générale. «Le digital est difficile à appréhender: le web a 25 ans, mais le digital a seulement 15 ans. Alors on a tendance à fabriquer des experts en expertise, ironise Stephan Schwarz. Quand je reçois des CV de gens de 24 ans qui se disent experts des réseaux sociaux, je “lole” un peu.»

«Parfois, lorsque je vois les slideshares de certains soi-disant “gourous”, je suis outré par certaines erreurs grossières… poursuit Stephan Schwarz. Guy Kawasaki, Elon Musk, PDG de Tesla, voilà de vrais gourous: ils cultivent une vision industrielle. Mais l’échec de personnalités comme Marissa Mayer, mega-RP de Google, qui a fait toutes les conférences du monde avec succès pour ensuite aller se planter chez Yahoo, montre les limites du phénomène.» N’aurait-il pas mieux valu qu’elle fasse l’inverse? «Le vrai gourou s’est pris des claques. C’est pour ça qu’il a toujours quelque chose d’intéressant à raconter, martèle Annie Lichtner. Le bon conférencier vous sort de votre zone de confort, vous amène à réfléchir sur votre propre cas. Il ne vous en met pas plein la vue avec des tonnes d’exemples.»

Gilles Babinet, lui, connaît bien le triumvirat Shing-Kawasaki-Qualman. «Je les croise depuis vingt ans. S’ils étaient des impostures, ça se saurait…» Alors qu’il va publier à la mi-novembre un ouvrage sur la transformation digitale [au titre non encore arrêté] chez Le Passeur Éditeur, Gilles Babinet se définit «comme un digital champion, pas un digital guru, c’est toute la différence…» Il incarne les enjeux de l'économie numérique pour la France auprès de la Commission européenne: «Une tâche technique: ce n’est pas de la conférence!» Et la question vient peut-être de là: quand parler en public devient un métier à part entière, et ne constitue plus un simple partage d’expérience.

Carrière éphémère

Mais n’ont-ils pas raison de profiter de la tendance tant qu’elle est là? Selon Pauline d'Albis Desforges, la carrière de digital guru a beaucoup à voir avec une vie de footballeur ou de mannequin: intrinsèquement limitée dans le temps: «On a vu émerger nombre de “Messieurs développement durable” en entreprise, aujourd’hui disparus. De la même manière, les digital gurus sont des agents du changement, qui, s’ils font bien leur boulot, n’auront dans quelques années plus de raison d’être.»

N’enterrons pas trop vite nos vibrionnants prophètes, prévient néanmoins Gilles Babinet: «Le monde politique, entrepreneurial ou associatif fait parfois preuve d’une compréhension technique tellement inexistante que j’espère qu’on n’en est qu’au milieu du cycle!»

La relève, selon Gilles Babinet? De petits nouveaux comme Thomas Landrain (fondateur de La Paillasse, premier laboratoire citoyen et communautaire de France), Mehdi Benchoufi (fondateur du Club Jade, un think tank consacré à l'innovation dans l'action publique), ou encore Manuel Diaz (fondateur d’Emakina, auteur de nombreux discours sur le web). Qui assureront, à leur tour, le spectacle?

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