«On s'arrête, on réfléchit.» Régulièrement, le mensuel Le Monde diplomatique fait campagne dans les kiosques avec ce slogan simple. Une façon de dire que face à la frénésie de l'information en temps réel, favorisée par les multiples sollicitations de l'hyperconnection mobile –notifications, tweets, posts, snaps–, un mensuel en papier qui prend le temps de se pencher en profondeur sur l'évolution du monde est irremplaçable. En 2016, Le Monde diplo a reçu une étoile de l'Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM) après une progression record de 8,7%, à près de 130 000 exemplaires payés en France en 2015-2016. Aucun journal n'a fait mieux cette année-là.
«Le modèle le plus pertinent, c'est un magazine papier de temps long», estime de son côté Franck Annese, fondateur du quinzomadaire Society, qui ne cesse de progresser en diffusion (50340 exemplaires au dernier pointage de l'ACPM). Il n'est pas rare de trouver dans Society, créé en 2015, des enquêtes, des interviews ou des reportages d'une quinzaine de pages en petits caractères. «Notre stratégie depuis le lancement a été de marquer notre différence avec le media court», poursuit le patron de presse à casquette. Entendez les fils et les chaînes d'infos. Une tendance qui prolonge l'appétence des milieux les plus éduqués pour le livre, les mooks (XXI, 6 Mois) ou encore Le 1, l'hebdomadaire dépliable et monothématique lancé en 2014 par Éric Fottorino. Selon Franck Annese, le goût du long n'est pas corrélé à une quelconque déconnection volontaire. Au contraire, constate-t-il, ses lecteurs sont très connectés mais éprouvent le besoin d'une respiration intellectuelle chez eux ou le temps d'un trajet (Society se vend bien dans les gares et les aéroports). «Ils décident d'acheter ce luxe qu'est le temps consacré à la lecture», résume-t-il.
Économie de l'attention
Selon Alexandre Michelin, fondateur de Spicee et ancien directeur de MSN Europe, les médias du temps long drainent un public raffiné, CSP+, en quête de valeur ajoutée. Ce sont les lecteurs de The Economist ou de deux journaux qui viennent de créer des structures de documentaires: The Guardian et The Atlantic, ouverts au sponsoring. «Il y a derrière cette notion l'économie de l'attention qui a une valeur fabuleuse, note-t-il, les marques qui vont gagner face aux ad-blockers sont celles qui seront capables de s'inscrire dans le temps long. D'avoir à côté du spot de trente secondes des histoires longues. Cela va dans le sens du contenu de marque.»
Le rapport au long véhicule aussi une idée essentielle: c'est moi qui décide du temps. Spicee, qui réalise des documentaires vidéo de qualité et compte pour l'heure 5000 abonnés, est capable de découper en tranches de 4 ou 8 minutes un reportage de 40 minutes sur les supporters de Donald Trump. En fonction du temps dont il dispose, l'internaute peut ne prendre que quelques minutes ou la totalité de la durée. Une idée que l'on retrouve dans la Matinale du Monde où le temps de lecture prévisible des articles est signalé.
Stop à l'info «poisson rouge»
Faut-il parler de retour du temps long? «Il est revenu pour nous car il n'est jamais vraiment parti, mais la question va se poser pour la nouvelle génération», répond Alexandre Michelin. Les expériences de binge watching de saisons entières de séries télévisées ou les nuits entières passées sur les jeux vidéo montrent que le temps peut s'étirer pour les jeunes connectés aussi. Par passion ou addiction. Au site Les Jours, créé en 2016 et qui compte 6000 abonnés, Raphaël Garrigos raconte qu'il a fait de ce qu'il nomme «des obsessions» un ressort journalistique. Ce sera Canal+ et Bolloré pour lui et Isabelle Roberts, la Turquie en 25 épisodes pour Olivier Bertrand après trois semaines sur place. Et tant pis si cela donne le sentiment de feuilletonner pour maintenir l'intérêt du lecteur façon Mediapart. «Chez nous, c'est complètement assumé, nous avons fait ce site pour arrêter avec cette info frénétique un peu poisson rouge, sans mémoire et sans contexte, dit-il. L'info appelle l’info, plus on creuse plus il y a de choses à trouver. On a fait le choix du temps long et du payant.»
En télévision aussi, le temps est précieux. Arte, qui a récemment consacré une soirée de quatre heures à une série documentaire sur Obama, veut faire de son site de télé de rattrapage un espace où l'on peut regarder une vidéo quand on veut, avant ou après la diffusion. Mais pour les chaînes, il s'agit aussi de plus en plus de solliciter le choix du téléspectateur. Nathalie Darrigrand, directrice exécutive de France 5, constate qu'il y a toujours eu une appétence du public «pour aller au fond des sujets et prendre son temps», comme en témoigne l'audience toujours plus solide de C dans l'air, après Yves Calvi. Pour gagner la bataille du prime et conserver le téléspectateur sur sa chaîne, elle a choisi d'allonger ses soirées en passant ses documentaires de 52 à 70 minutes le mardi ou en proposant des formats scientifiques de 90 minutes le mercredi.
Le temps long est donc d'abord l'histoire d'un choix, d’une disposition personnelle. Dilaté ou au contraire concentré, il ne s'oppose pas à l'idée de gagner du temps. Un peu comme le Vélib ou le vélo, il entraine une expérience plus riche, un autre mode de vie... qui peut nous amener, in fine, plus vite d'un point à un autre.