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Après une année 2009 très délicate au Japon, les marques de luxe françaises cherchent à s’adapter à une nouvelle concurrence et à une nouvelle génération.

En ce vendredi 5 mars, un grand soleil illumine l'entrée du restaurant français de luxe Benoît, du chef Alain Ducasse, situé dans le quartier d'Aoyama, à Tokyo. Deux Japonaises se croisent. L'une porte un foulard Hermès et un sac Vuitton dans lequel elle range un stylo Dupont. L'autre, beaucoup plus jeune et chaussée d'une paire d'Adidas designées par la graffeuse française Fafi, arbore une tunique Comme des garçons et un smartphone personnalisé à l'extrême par une galerie de petites figurines roses. «Au Japon, il existe un fossé générationnel entre les 20-35 ans et leurs aînés, analyse Robert Lacombe, directeur de l'Institut franco-japonais de Tokyo. Leurs modes de consommation sont très différents. Les jeunes se sont affranchis du statut social du luxe.»

Cette tendance n'est pas propre au Japon, mais elle est particulièrement aiguë et visible sur le deuxième marché mondial du luxe après les États-Unis. «Quand le Japon tousse, le monde du luxe s'enrhume», paraphrase ironiquement un spécialiste du domaine. Si l'année 2009 a été difficile pour le marché mondial du luxe, elle l'a été encore plus dans l'archipel japonais. Tous pays confondus, la décroissance atteint 8% entre 2008 et 2009, passant de 175 à 161 milliards d'euros, selon la toute dernière étude du cabinet Précepta. Au Japon, la baisse est de 14%. Pour les marques de luxe françaises, la chute est encore plus rude: des observateurs évoquent une perte de 30% de leur activité dans l'empire du Soleil-Levant. «L'année 2009 a amplifié la chute des marques de luxe françaises au Japon, mais cette tendance à la baisse existe depuis 2006», explique Nathalie Lemonnier, ex-responsable marketing chez LVMH qui a fondé Lemon Think, cabinet spécialisé dans le luxe. Symbolisé par une surenchère de mégaboutiques conçues avec des architectes de renom, l'âge d'or des grandes maisons françaises au Japon a coïncidé avec le début du déclin du marché. Sur l'avenue Omotesando, les Champs-Élysées locaux, la crise a frappé. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Le niveau de vie et le pouvoir d'achat de la classe moyenne ont beaucoup baissé. En octobre 2009, le ministère du Travail du nouveau gouvernement de centre-gauche a révélé que près d'un Japonais sur six vivait en dessous du seuil de pauvreté. Sociologiquement, la nouvelle génération se distingue de la précédente par sa créativité.«Le Japon a vu éclore un certain nombre de stylistes japonais, qui correspondent au désir de différenciation et de personnalisation des tribus qui composent le pays, analyse Robert Lacombe. Ces nouveaux créateurs sont plus réactifs aux tendances du moment et grappillent des parts de marché aux marques françaises.» Un phénomène qui embrasse tous les domaines du luxe, comme en témoigne le succès des macarons du pâtissier Aoki. En outre, le shopping n'est plus le loisir roi. À l'achat d'un sac de luxe se substituent de plus en plus des voyages, des séjours dans des hôtels de luxe ou des dîners dans des restaurants étoilés. «D'une certaine manière, le Japon vit la fin du matérialisme pur, marqué par le passage de l'acquisition de biens matériels à des achats expérientiels», considère Nathalie Lemonnier.

Autre caractéristique nippone: la saturation de l'espace. «Les petites surfaces des appartements sont envahies par les vêtements et les accessoires de luxe», précise Nathalie Lemonnier. L'urbanisation et la densité de population extrême a également accentué la sensibilité à l'environnement… au détriment de la consommation de produits de luxe.

Quand on visite les quartiers de Shibuya et de Harajuku, on découvre une jeunesse habillée selon une nouvelle mode, celle du panachage. La nouvelle génération tokyoïte marie allègrement Vuitton à H&M, Uniqlo à Dior. «Au Japon, le panachage se pratique de deux manières, constate Nathalie Lemonnier. On achète des modèles intemporels de luxe et des éphémères de milieu de gamme pour suivre la mode. Et l'on mélange aussi du luxe pour son côté statutaire à du prêt-à-porter à bas prix.»

Nouveau concept de boutique

En guise de parade, les marques françaises intensifient leur démarche de relation client («Customer Relationship Management» ou CRM, en anglais). «Outil de connaissance et de fidélisation du client, le CRM fonctionne bien dans des périodes de turbulences», rappelle Jean Derreumaux, président de l'agence ETO. Dans ce domaine, la nouveauté réside dans l'analyse très poussée des bases de données clients, effectuée sur un grand volume d'informations recueillies sur plusieurs collections. «Depuis le passage de fichiers clients par pays à une base de données unique et mondiale, nous avons obtenu suffisamment de recul pour suivre un client dans tous ses échanges avec la marque (magasin, Internet, téléphone), où qu'il se trouve dans le monde», explique Jean Derreumaux. Ces recoupements sont exploités dans le marketing des produits (association de différentes catégories, comme la cosmétique, le textile, la maroquinerie, etc.) et des clients (fréquences de visites des consommateurs, tous points de contacts confondus).

Actuellement, une initiative suscite beaucoup d'intérêt dans le milieu du luxe. Boutique a priori éphémère, Vuitton Underground est un nouveau concept ouvert dans le métro, à Ikebukuro. «Dans un décor de palettes, de Bobcat [chargeuses compactes] et de pelleteuse, ce point de vente est une réponse à l'évolution du profil du consommateur, dans un souci de proximité avec les jeunes», souligne Jean Derreumaux.

Les marques françaises développent aussi leur mécénat de prestige, en s'associant depuis peu à des manifestations d'art contemporain très pointues. À travers l'Institut franco-japonais de Tokyo, qui travaille sur des projets artistiques et culturels avec Chanel, Christofle et Hermès, Robert Lacombe côtoie la communauté d'affaires expatriée. Il observe une certaine inquiétude au sujet de la diversification des marchés asiatiques du luxe. «Le Japon n'est plus le seul eldorado de l'Asie», glisse-t-il. Par contraste avec le marché mature de l'archipel nippon, l'émergence de la Chine se traduit par un fort appétit de marques de luxe mondiales. En 2005, l'agence de marketing services ETO n'avait pas d'activité en Chine pour ses clients français dans le luxe. «Désormais, nous mettons en œuvre nos contacts commerciaux», raconte Jean Derreumaux. Pourtant, le Japon conserve une certaine aura auprès des autres pays asiatiques en mode, design et style de vie.
Écartelés entre leur clientèle nippone traditionnelle et celle de leur progéniture, les grands noms du luxe français se cherchent donc. «Au Japon, leur avenir est de se populariser, un peu, afin de s'adapter à l'évolution de la population, estime Robert Lacombe. En juin 2009, pour la première fois, Hermès a ainsi effectué des soldes et rééditera l'opération cette année.»

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