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L'agence Leg, qui a remporté le budget de publicité des Inrocks, travaillera aussi sur ses couvertures. Une initiative très rare, en France, à l'exception de Jacques Séguéla, à qui l'on doit plusieurs refontes de magazines.

On aurait tendance à oublier que ses premiers mentors eurent pour nom Pierre Lazareff et Roger Thérond. À ses débuts, le publicitaire le plus célèbre de France était jeune reporter pour France Soir, puis pour Paris Match. «Pierre Lazareff m'a appris le poids des mots, Roger Thérond, celui des photos», se souvient Jacques Séguéla, jamais avare d'une formule.

Il n'y a donc pas de hasard extravagant à ce que le vice-président d'Havas ait travaillé, ces dernières années, conjointement avec plusieurs éditeurs de presse: le groupe Nouvel Observateur (Challenges), Prisma Presse (VSD) et Bolloré Médias (Direct soir et Direct matin).

La une fondue au noir de Challenges, il y a cinq ans, c'était lui. «Claude Perdriel est un ami de trente ans, explique Jacques Séguéla. Il désirait changer la périodicité du titre, qui passait de bimensuel à hebdomadaire, et le faire davantage émerger en kiosques. Il a donc fait appel à moi.»

En 2005, Challenges a alors pour marque de fabrique sa une chaque semaine ornée d'une loupe. Pas d'une très grande modernité, pour un graphisme qui «datait des années 1980», rappelle Pierre-Henri de Menthon, directeur délégué du titre. La rédaction du magazine économique est, elle aussi, invitée à plancher sur son propre projet de maquette. «Un beau soir, nous sommes arrivés avec notre projet, se rappelle Pierre-Henri de Menthon. Puis Claude Perdriel et Jacques Séguéla ont présenté le leur. C'est bien simple: il n'y avait pas photo.» Pourtant, les premières pistes retenues par Séguéla, secondé par Olivier Mouliérac, codirecteur de la création d'Euro RSCG C&O, étaient très peu adaptées à la presse: parmi les projets présentés, une une avec la marque Challenges tout en bas, une couverture sans titre…

La couverture noire avec une personnalité, inspirée de formats anglo-saxons comme Fortune, a fini par séduire les journalistes. «La rédaction l'a adoptée, explique Pierre-Henri de Menthon. Finalement, tout s'est fait de façon simple, sans complexes. Mon avis, c'est que Séguéla connaît très bien les annonceurs, mais aussi les médias. In fine, lorsqu'on regarde l'ancienne formule, nous nous retrouvons complètement dans ce projet. D'ailleurs, lorsque nous nous éloignons ne serait-ce qu'un peu de ce concept, en réalisant des unes blanches ou en n'y exposant pas une personnalité, nous perdons des lecteurs.»

Ce mariage entre publicitaires et éditeurs de presse reste rarissime. L'agence Leg, qui vient de remporter le budget publicitaire de la relance des Inrockuptibles, a annoncé qu'elle travaillerait également à la conception des couvertures de l'hebdomadaire culturel. «La meilleure publicité pour un titre, c'est sa couverture», explique le président de l'agence, Gabriel Gaultier. On peut y condenser le style et l'âme du magazine que l'on vend au grand public. La vraie impulsion, hors abonnement, se fait en kiosques. C'est du reste ce que Télérama a très bien réussi à faire avec quelques couvertures vraiment remarquables, sur David Lynch et Marjane Satrapi, par exemple. Gabriel Gaultier qui, via son agence éditoriale 1977, est «en train de mettre sur pied deux concepts de magazines», rappelle des cas célèbres d'attelages publicitaires-éditeurs: «Le meilleur exemple, c'est ce que faisait directeur artistique américain George Lois pour Esquire, de 1965 à 1975. Il existe aussi des trajectoires inverses: Laugier et Chalit, qui étaient chez Actuel, ont fondé l'Agence moderne, qui faisait la publcité d'Actuel au début des années 1980, et qui est devenue par la suite une agence à part entière…» 

Des codes de plus en plus brouillés

À part ça, soyons honnêtes, on peine à trouver d'autres communicants ayant œuvré pour la presse. C'est que, sans surprise, les journalistes acceptent difficilement ces intrusions. «Les chartes du journalisme de 1918 et de 1971 sont sans ambiguïté: ces collaborations ne doivent pas avoir d'impact sur l'information», souligne Éric Marquis, président de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels et auteur de La Presse: malade imaginaire? (Editions Carnets de l'info).

Et lorsqu'il s'agit de concevoir un principe de couverture ou une maquette? «Le problème de fond, c'est que j'ai le sentiment que, de plus en plus, on vend des lecteurs aux annonceurs et pas de la presse aux lecteurs, estime le journaliste. Il existe une idée reçue selon laquelle il est impossible de reconquérir le lectorat. Du coup, éditeurs et publicitaires concoctent des projets entre eux, surtout destinés à leurs sources, à leurs confrères et à la publicité, en laissant tomber le lecteur. Et on casse le thermomètre en parlant d'audience et plus de diffusion, sauf lorsqu'il s'agit d'aller demander des subsides à l'État.»

Mêmes préventions de la part de Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes, qui s'inquiète de l'apparition d'un «langage dévoyé» dans la presse, où l'on emploie de plus en plus les formules «tartes à la crème» du marketing, telles que «l'ADN de la marque», et où l'on ne parle plus de journaux, mais de «produits». «Le marketing gagne de plus en plus sur l'information, s'inquiète-t-elle. Nous avons une mission sociale, qui est celle de mettre une information en perspective, pas de produire du “contenu”. Les codes se brouillent de plus en plus, et je crains que ces brèches ne détruisent le lien de confiance avec le lecteur.»

La presse, ce «produit» à part

Les publicitaires, eux, sont parfaitement conscients de la circonspection des journalistes. Et devancent même les éventuelles questions à cet égard. «Que l'on réalise un concept de couverture de presse ou une annonce, cela reste un travail de directeur artistique, estime Olivier Mouliérac. Une une de presse ou une bonne affiche, c'est le même principe: il s'agit d'être à la fois simple et percutant.» Mais le créatif le reconnaît: si la presse est un produit, c'est un produit extrêmement à part. «Les coûts de fabrication ne sont pas les mêmes. Pour Challenges, j'avais l'idée d'un portrait exclusif chaque semaine. Cela s'est avéré impossible. Mettre un photographe dans l'avion pour shooter Steve Jobs, c'est onéreux et, dans la presse, on ne peut pas organiser un shooting ainsi chaque semaine.»

Jacques Séguéla le martèle d'ailleurs: «Les publicitaires sont seulement là pour le look du journal, les journalistes sont les hommes de contenus. Il est important que les limites soient claires, qu'il y ait séparation de l'Église et de l'État, en quelque sorte.»

Et il paraîtrait presque surpris que les collaborations entre hommes de presse et hommes de com' puissent fonctionner. «Nos métiers sont à l'opposé: la publicité cultive l'optimisme, la presse le pessimisme. La publicité cultive le rêve, la presse le drame. La publicité est à décharge, la presse à charge.» Pierre Lazareff peut reposer en paix: Jacques Séguéla a bien compris le poids des mots.

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