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Après avoir régné sans partage sur la communication numérique, le courrier électronique est remis en question par les nouveaux usages du Web en temps réel et les réseaux sociaux. Délaissé par les jeunes générations, sa disparition est même envisagée, trente ans après son invention.

Au milieu des années 1990, le courriel est un symbole de modernité. Le très branché magazine britannique The Face évoque déjà les balbutiements de la «cyberculture», comme on dit à l'époque: Internet, le «réseau des réseaux» et ses courriers électroniques. Quinze ans plus tard, le courriel est passé du statut de chantre du modernisme à celui d'outil poussiéreux. À l'aube de ses trente ans, qu'il fêtera en 2011, il est sur le déclin dans notre vie sociale, même s'il continue à être très employé dans nos vies professionnelles. Est-il condamné à disparaître dans un futur proche?

L'usage du courrier électronique correspond à une époque. Des raisons sociologiques (règne du commentaire et de l'instantanéité) et technologiques (connexion en permanence et en tout lieu grâce aux smartphones) expliquent ce changement majeur. Le temps réel a fait irruption sur le Web. Fini les délais, place à l'immédiateté. Or le courriel, outil asynchrone, n'a pas été conçu pour cela. Aussi les conversations sur les réseaux sociaux absorbent-elles les échanges. Pour établir le programme de sa soirée, on n'envoie plus de courriel à ses amis: on utilise leur mur Facebook ou des minimessages  Twitter.

«En octobre 2009, la catégorie qui réunit les blogs et les réseaux sociaux a dépassé pour la première fois en audience la catégorie webmail [sites d'accès aux messageries comme Hotmail ou Gmail]», relève Julien Rosanvallon, directeur de l'institut d'études Médiamétrie-Net Ratings. Et si l'usage du courrier électronique progresse en nombre d'internautes, c'est dans des proportions bien moindres que les réseaux sociaux. En mai 2010, près de 29,5 millions d'internautes ont consulté au moins un blog ou un réseau social, soit 16% de plus qu'en mai 2009, selon Médiamétrie-Net Ratings. Cela représente 73,9% des internautes, contre 71,4% en mai 2009. Sur la même période, en revanche, l'augmentation du nombre d'internautes ayant consulté un site de courriel n'est que de 5% par rapport à mai 2009, pour un total de plus de 27 millions de personnes (soit 68,3% des internautes, contre 72,5% en mai 2009).

Boudé par les ados

Interrogé par Stratégies, David Zeitlyn, professeur d'anthropologie sociale à l'université d'Oxford, estime que l'absorption des courriels par les réseaux sociaux ne conduira pas à l'extinction du courrier électronique en tant que moyen de communication, mais à un usage plus restreint. «L'emploi de l'e-mail sera un signe plus marqué de l'appartenance à un groupe social, souligne-t-il. Il y a cinq ans, il était le principal moyen de communication numérique. Désormais, il n'est plus qu'un outil parmi d'autres.» Pour le compte de l'opérateur anglais Talk Talk, ce chercheur a participé à une étude menée outre-Manche et intitulée «Digital Anthropology Report » (lire les graphiques). Il a identifié six grandes familles d'utilisateurs d'Internet, dont la relation au courriel renseigne en creux sur l'avenir de ce dernier.

Parce qu'elles se distinguent des extrêmes dont on parle le plus souvent, celle des «geeks» enthousiastes ou celle des anti-Web, deux de ces «tribus» apportent ainsi un éclairage intéressant. Les 2,1 millions de Britanniques «surfeurs raisonnés» sont surtout de jeunes adultes à l'aise avec les nouvelles technologies, mais qui n'aiment pas être rivés derrière un écran. Les 4 millions de «technophobes légers», dont 54% sont âgés de plus de 55 ans, ne sont pas fascinés par les nouvelles technologies et estiment que la Toile devrait être plus réglementée.

Parmi les «surfeurs raisonnés», ils ne sont que 51% à se servir du courriel, contre 70% pour les «technophobes légers». Un phénomène qui s'accentue chez les adolescents. «La plupart des instituts d'étude constatent que chez les moins de 18 ans, les courriels interpersonnels sont moins employés que la messagerie et les réseaux sociaux», observe Yan Claeyssen, coprésident de l'agence de marketing services ETO.

Cette tendance imprègne d'ailleurs tellement leurs habitudes qu'elle rejaillit sur leur entrée dans la vie active. «À l'agence, je reçois un certain nombre de CV de jeunes candidats qui ne mentionnent pas d'adresse électronique, mais uniquement leur profil Facebook ou leur compte Twitter», raconte Brice Mourer, président de l'agence événementielle Magic Garden, spécialiste des cibles jeunes.

Usage plus formel

Chez les plus technophiles, le problème se pose différemment, en raison de leur surconsommation de communications numériques. Ils se servent de ce canal dans leurs relations familiales, en particulier avec des gens plus âgés. «Les "early adopters" utilisent les réseaux sociaux, mais continuent à employer le courriel pour communiquer avec leurs parents et leurs grands-parents, explique David Zeitlyn. Le courrier électronique revêt un aspect générationnel. Les personnes âgées s'en satisfont davantage que de Facebook, et elles n'emploient pas de messagerie instantanée.»

L'histoire des technologies ne penche pas en faveur du scénario de l'abandon pur et simple du courriel. «Voici plus d'un siècle, l'invention du téléphone a modifié la façon dont nos ancêtres se servaient du courrier, mais n'a pas fait disparaître ce dernier, relativise David Zeitlyn. Le même phénomène se reproduit aujourd'hui: l'apparition d'une nouvelle technologie ne fait pas disparaître les anciennes en vigueur, elle modifie seulement leurs usages.»

Une mutation qui pourrait se traduire par une segmentation de ces derniers. «Nous utiliserons de plus en plus d'autres canaux de communication interpersonnelle, comme la messagerie instantanée et Facebook, et réserverons le courriel à des échanges plus formels», prévoit Yan Claeyssen.

En définitive, le principal enjeu réside peut-être dans la suprématie de la communication numérique. «La question de fond n'est pas tant de savoir si vous utilisez le courriel, mais s'il est ou non votre principal moyen de communication», analyse David Zeitlyn.

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