Des éditeurs de mode participative testent ce mois-ci un modèle de vente en ligne de vêtements et d’accessoires. A contre-courant des règles traditionnelles, ces initiatives confient, d’une certaine manière, le pouvoir aux internautes.

Des chaussons chinois en cuir rouge dessinés par Christophe Lemaire, directeur artistique du prêt-à-porter féminin d'Hermès, de la robe noire Correct de Simoné Sauvage ou de la blouse Carmen moutarde d'All Paris, quelles seront les premières pièces fabriquées à la demande? La réponse sera peut-être connue en février, car après les internautes «producteurs» de musique ou de cinéma, voici venu le temps des internautes «éditeurs» de mode.

Le magazine Elle a d'ailleurs pensé à eux dans le cadre de son opération «Les nouveaux talents de la mode», récemment lancée en collaboration avec le ministère de la Culture pour soutenir les jeunes stylistes français. L'hebdomadaire féminin a noué un partenariat avec le site Brandalley au sujet de son initiative Le Lab, un éditeur de mode participative qui propose aux internautes de sélectionner des jeunes créateurs.

Entre commerce électronique et marketing participatif, ce nouveau modèle rompt avec les règles traditionnelles où la marque impose ses prescriptions à ses clients. Désormais, ces derniers peuvent s'émanciper et, dans une certaine mesure, reprendre le pouvoir. Sur le plan marketing, ce modèle à la demande s'éloigne des pratiques en vigueur, comme les réductions consenties uniquement sur les anciennes collections ou la fabrication restreinte aux produits et aux couleurs qui font les meilleures ventes.

La mode participative mise sur l'attrait pour les vêtements et les accessoires conçus par des créateurs. Son idée est d'associer les internautes à la sélection et à la fabrication des pièces. Une association financière qui repose sur leur engagement, en échange d'avant-premières et de prix réduits sur des collections futures confectionnées en édition très limitée.

Un modèle en ligne qui rappelle celui d'autres industries créatives, comme la musique avec My Major Company (site participatif qui a produit le premier album du chanteur Grégoire) ou le cinéma, avec la production de films Touscoprod. «La mode suit la voie de l'industrie automobile pour la personnalisation et celle de la musique pour la production, alors qu'auparavant, elle était pionnière», souligne Frédéric Godart, sociologue à l'Insead et auteur de Sociologie de la mode (éditions La Découverte).

Lancé en septembre 2010, le site américain Fashionstake.com résume, avec sa signature «Be part of a New Fashion Democracy», la promesse de ce modèle qui relie directement le styliste à ses clients. En France, trois sites de mode participative s'inscrivent dans cette mouvance, avec des approches et des personnalités très différentes.

 

Padam Edition est né de l'association de Ludovic Hampartzoumian, spécialiste de la chaussure et prestataire de grandes marques, avec des professionnels de la mode et du marketing. «Nous menons ce projet à côté de nos activités professionnelles, raconte-t-il. Notre parti pris est de ne faire que des accessoires en séries très limitées et numérotées. Grâce à la vente en ligne, nous proposerons des chaussures et des sacs dans des matières et des couleurs que les marques ne produisent pas en grande série, faute de rentabilité. C'est le cas, par exemple, de chaussures de couleur jaune, qui ne génèrent pas assez de ventes.»

Le cursus des fondateurs de Padam leur a permis de tisser des liens privilégiés avec les créateurs de mode. Signés par des stylistes connus (Laurence Doligé, Véronique Leroy et Christophe Lemaire) ou non, les accessoires seront disponibles lors de ventes événementielles cinq jour par mois, à des prix inférieurs aux autres produits de ces mêmes créateurs. Les tarifs annoncés se situent entre 250 et 350 euros. La première vente aura lieu le 14 février. «Nous élaborerons des prototypes et, selon la demande – au moins 50 pièces–, nous fabriquerons ou non les pièces», explique Ludovic Hampartzoumian.

 

Carnet de mode, plus ancré dans la blogosphère, a été créé par une jeune femme, Arbia Smiti, titulaire d'un mastère de marketing et blogueuse de mode par ailleurs. Un univers qui l'a d'ailleurs soutenu de manière spectaculaire dans les réseaux sociaux, Facebook et Twitter en tête. «Mon idée était de fonder un réseau communautaire sur le même modèle que My Major Company, mais de l'adapter aux spécificités de la mode, explique-t-elle. Cette dernière est une industrie éphémère, dans laquelle on ne peut pas attendre un ou deux ans avant d'obtenir le produit fini.»

Son ambition est d'être une véritable revue de création en ligne, agrémentée d'un volet financement et achat. Son concept marketing est de sélectionner chaque mois quatre stylistes dont les projets de collections pourront être précommandés à moins de 40% du prix de vente, compris entre 100 et plus de 1 000 euros. Lorsque le seuil minimal est atteint, la phase de fabrication est lancée.

 

Le Lab de Brandalley, enfin, est issu du site français de vente en ligne à prix cassés du même nom, cofondé par Sven Lung. «A la fin de l'année 2010, notre filiale anglaise et le portail de mode Fashion Capital ont organisé un concours sur des robes noires dessinées par de jeunes créateurs, souligne-t-il. Nous nous sommes inspirés de cette opération à succès – nous avons enregistré 2 000 précommandes – et du site français My Fab, dans le domaine de l'ameublement, pour élaborer Le Lab.»

Sur ce dernier, les internautes votent pour les stylistes sélectionnés et lorsque l'un d'entre eux atteindra 2 000 suffrages, son projet de collection passera à l'étape de la précommande. Celle-ci permettra d'acheter à «prix d'usine», d'après Brandalley, des produits de créateur et les pièces qui récolteront au moins 300 précommandes seront fabriquées.

A une époque où la notion «d'élitisme de masse» est en vogue, ces initiatives partagent en commun l'idée d'édition limitée. «Le but est que les internautes se précipitent avant que la jauge de 50 précommandes, par exemple, ne soit atteinte, détaille Arbia Smiti, de Carnet de mode. Je me suis notamment inspirée des ventes “flash” de Groupon [site Internet de bons de réduction en ligne qui connaît un succès mondial]

La recherche d'exclusivité constitue l'un des moteurs de la mode participative. Les produits proposés seront soit vendus uniquement sur le site, dans le cas de Padam, soit disponibles en exclusivité pendant trois mois, dans celui de Carnet de mode. «Nous voulons raréfier l'accessoire de mode à l'aide d'une proposition très ciblée, affirme Ludovic Hampartzoumian, de Padam. Certaines accros de mode vont s'approvisionner dans des friperies à Tokyo afin d'acquérir une paire de chaussures que personne d'autre ne possède.»

Cette relation directe au consommateur se reflète dans la communication, où résidera l'un des changements majeurs. «Il va falloir convaincre le consommateur d'acheter un produit en particulier, et non pas seulement lui prescrire l'achat parce qu'il fait partie de la collection du moment, prévoit Frédéric Godart, de l'Insead. On peut établir un parallèle avec le monde de l'automobile, dont la communication ne dit pas d'acheter une voiture parce qu'elle est de la saison!»

En toile de fond de l'émergence de la mode participative se produit le passage d'un discours prescripteur sur la mode à une multitude d'échanges en ligne. Les blogueurs ont contribué à la création d'un espace participatif en ligne sur la mode ainsi qu'à de nouveaux usages et attentes chez les internautes, même si certains sont l'objet de critiques sur leur indépendance relative. «L'invitation de blogueurs aux défilés de mode aux côtés d'Anna Wintour [rédactrice en chef de l'édition américaine de Vogue] marque une reconnaissance symbolique, mais aussi l'exigence d'un soutien tacite de l'industrie», analyse Frédéric Godart.

La mode participative est-elle un phénomène de niche? A l'heure actuelle, les sites s'adressent surtout aux femmes et, en particulier, aux plus «fashionistas» d'entre elles. Arbia Smiti en esquisse un portait assez précis. «Toutes les filles, même celles qui portent du H&M ou du Zara, ont dans leur garde-robe une pièce coup de cœur de grande valeur, par exemple une pièce Lanvin à plus de 1 000 euros. Au moins une fois par an, elles procèdent à un achat d'un article de mode de luxe. Aujourd'hui, on cherche la pièce un peu excentrique que l'on ne voit nulle part… sauf chez des jeunes créateurs.» Elle confie que sa cible prioritaire se trouve parmi les clientes fans du créateur, et non pas dans les investisseurs cherchant à faire «tourner» leur argent. Carnet de mode ne permet d'ailleurs pas d'investir plus que le prix de la pièce ristourné de 40%.

Sur le plan économique, le modèle repose sur le financement des collections par les internautes. Ces derniers s'engagent à acheter en ligne des pièces non encore fabriquées et les recevront après confection, généralement sous un délai d'un à deux mois environ. L'idée de la précommande présente un atout certain, à savoir la disparition des stocks de vêtements et d'accessoires invendus puisque seules les pièces déjà payées seront fabriquées. «La précommande est un bien meilleur indicateur du succès d'une pièce qu'un “like” sur Facebook», glisse Arbia Smiti.

Mais est-ce vraiment une nouvelle façon de vendre des vêtements et des accessoires de mode? «C'est potentiellement vrai dans le sens où l'on supprime des intermédiaires et l'on s'adresse directement au consommateur», estime Frédéric Godart. Car ces modèles de mise en relation directe avec les stylistes impliquent la suppression de nombreux acteurs des circuits classiques de la mode. Les sites participatifs contournent notamment les acheteurs professionnels, les bureaux de style et d'études, les commerciaux, les grossistes et les distributeurs. «Cela permet de minimiser les prix, sans réduire les coûts de fabrication et donc la qualité des produits», considère Arbia Smiti.

Si la mode participative s'imposait, ces intermédiaires seraient remplacés par les internautes eux-mêmes. A eux de dénicher le prochain Karl Lagerfeld ou de permettre à des stylistes oubliés par l'industrie de réaliser leurs collections. «Je mise sur la passion du public pour la mode et le plaisir de jouer à l'acheteur de mode», reconnaît Arbia Smiti.

Cela constitue un transfert de responsabilités vers les internautes. Padam Edition se montre prudent sur le sujet. «Nous représentons une alternative par rapport au système traditionnel, mais nous considérons que celui-ci n'est pas remis en cause, estime Ludovic Hampartzoumian. Nous en sommes au stade des interrogations, car cette démarche comporte un aspect irrationnel. Il faudra réussir à dépasser la première vente et fidéliser les consommatrices.»

Pour l'heure, la levée de fonds et le retour sur investissement ne sont pas mis en avant, comme sur My Major Company. Il ne s'agit pas de faire fortune, mais de soutenir les stylistes auxquels on croit. A la manière d'un «acte politique» dans la consommation, lorsque l'on achetait autrefois des disques d'un label pointu pour soutenir sa démarche créative.

Carnet de mode et Brandalley assurent réfléchir à l'instauration de véritables levées de fonds à terme. Lors des premières phases de précommande, il ne sera en effet possible que de verser le montant des pièces achetées. «Pour l'instant, nous testons le modèle de préfabrication par financement collaboratif, explique Sven Lung. Pour sa première année, Le Lab revêt un objectif d'image et ne sera pas rentable, mais permettra d'animer une communauté de la mode en ligne. Nous tablons sur sa rentabilité en 2012.»

En revanche, Carnet de mode a déjà prévu de redistribuer des royalties aux clients-investisseurs. Après l'étape de la précommande, les pièces fabriquées seront mises en vente dans la boutique en ligne traditionnelle de Carnet de mode. Les clients-investisseurs se partageront alors jusqu'à 40% des recettes nettes des ventes de la pièce sur laquelle ils ont investi au départ.

En raison des inconnues de ce tout nouveau modèle se pose la question de sa pérennité économique. Deux dimensions prosaïques risquent de freiner son essor: les coûts de productions locaux et les contraintes de fabrication en petites séries. «Le My Major Company de l'accessoire de mode pourrait être une bonne idée dans le cadre d'un lancement de marque, mais reste très difficile à produire, note Ludovic Hampartzoumian. Dans l'univers très particulier de la chaussure, aucune usine n'acceptera de ne fabriquer que 50 pièces, car il faut en moyenne douze intervenants afin de confectionner une paire. C'est moins complexe techniquement dans le prêt-à-porter.»

Enfin, ces sites reflètent une tendance de fond de l'industrie de la mode depuis quelques années. Sous l'impulsion de la «fast fashion» (le prêt-à-porter de masse), le rythme des collections s'est accéléré vertigineusement. Il est passé de deux renouvellements (printemps-été et automne-hiver) à quasiment une collection tous les deux mois.

Le rythme des saisons est-il sur le point d'être abandonné au profit des envies des consommateurs? «Sur son site, la marque américaine Forever 21 pousse cette tendance à l'extrême avec un changement permanent de collection, en l'occurrence toutes les deux semaines», note Frédéric Godart. En France, Forever 21 se prépare justement à ouvrir sa première boutique, a priori au printemps 2012.

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