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En aurait-on fini avec le «tout-psy» ? La philosophie retrouve de plus en plus d'adeptes, avides de sens. Les entreprises aussi y trouvent des réponses à leurs questions existentielles.

Il a quitté son phare, l'espace d'un instant, pour parler d'amour. «L'amour n'est pas un choix, c'est tout le paradoxe d'une spontanéité qui serait en même temps une fatalité», explique, en préambule, le philosophe Nicolas Grimaldi. Dans la salle, un public composite prend frénétiquement des notes. Si l'orateur a délaissé son sémaphore du Pays basque, entre Ciboure et Saint-Jean-de-Luz, c'est pour s'entretenir avec les lecteurs de Libération, dans le cadre d'une «master class» philosophique. Sur le thème des intermittences du cœur, se sont avant lui succédé André Comte-Sponville et Anne Dufourmantelle. Les auditeurs ont déboursé 80 euros pour assister à ce cycle de conférences, et la salle est comble, captivée. «Le journal, aujourd'hui, veut donner à ses lecteurs la possibilité d'assister à l'élaboration in vivo de l'“intelligence des choses”», explique-t-on chez Libération.

 

Serait-ce le retour des cafés philo, qui connurent, dans les années 1990, un engouement certain? Ou une lointaine descendance des cours de Michel Onfray à l'université populaire de Caen, créée en 2002? La problématique a gagné la télévision avec Philosophie de Raphaël Enthoven, sur Arte, qui fête sa centième émission le 28 octobre. Et elle s'inscrit de plus en plus dans la réflexion des éditeurs de presse. «Il existe une demande de plus en plus forte de nos lecteurs», constate Etienne de Montéty, directeur du Figaro littéraire, qui a lancé, début octobre, une collection dirigée par Luc Ferry, intitulée «Sagesses d'hier et d'aujourd'hui». «La philosophie reste intimidante pour les lecteurs: à l'époque moderne, il y eut tout un courant de philo jargonnante, tels Jacques Derrida ou Gilles Deleuze, pas facile d'accès. Il s'agit de jouer un rôle de passeur, de dire : “Je vais vous expliquer Kant, ce n'est pas si compliqué.”»

 

Il y a quelques années, beaucoup n'auraient pas parié un sou sur les destinées de Philosophie magazine. Six ans après le lancement du mensuel, le groupe, porté par le financier Fabrice Gerschel, affiche une santé insolente: 4 millions d'euros de chiffre d'affaires, diffusion de 51 641 exemplaires payés au total en 2011 contre 39 854 en 2007, floraison de hors-séries, lancements d'une version allemande et d'une nouvelle formule... «Dans les années 1980, on ne jurait que par les sciences humaines, comme la sociologie. Mais l'idée d'une science sociale ou d'une science psychanalytique s'est effondrée», remarque Martin Legros, rédacteur en chef du magazine. Le «tout-psy» aurait-il fini par lasser? «Lorsqu'on a passé quatre à cinq ans à tourner sur son histoire familiale et a explorer ses petits scénarios infantiles, il peut être légitime d'avoir une demande de sens plus profonde, d'éclaircissement conceptuel», grince Martin Legros.

 

Jean-Louis Servan Schreiber lui-même, qui a connu l'un des plus gros succès de la presse française en relançant Psychologies magazine, ne s'y est pas trompé: il a donné un tropisme beaucoup plus philosophique à son dernier-né, le bimestriel Clés. «La philosophie nous aide à résister au tournis de la vie contemporaine», estime JLSS (récent auteur de Aimer quand même le XXIe siècle, Albin Michel), qui compte Roger-Pol Droit comme «philosophe résident» (voir interview). Aujourd'hui, on ne veut pas juste aller mieux. On veut mieux comprendre».

 

Pour autant, les thèmes privilégiés restent un rien égotistes: Le Nouvel Obs consacrait, en juillet dernier, sa couverture aux «Philosophes du bonheur», tandis que Le Point mettait en vedette «Epicure, philosophe du bonheur». Les superstars ont pour nom Spinoza, pour son éthique de la joie, et les antiques Sénèque ou Epicure, figures de proue de l'eudémonisme, qui place le bonheur comme but de la vie humaine. «C'est vrai que la question centrale est souvent : “La philosophie va-t-elle me rendre heureux” ?», note Etienne de Montéty.

 

Parlez-moi de moi, y a que ça qui m'intéresse? «La démarche n'est pas forcément nombriliste, mais constitue plutôt l'expression d'un désir de lien entre soi et le monde, estime Martin Legros. La philosophie ne peut pas balayer d'un revers de la main le souci de soi.» D'autant que les individus ont l'impression d'avoir de moins en moins prise sur leur vie. «Nos lecteurs sont taraudés par le thème de la liberté, constate Fabrice Gerschel. Ils ont le sentiment d'être aliénés, dans un contexte d'accélération et de zapping général, et aimeraient reprendre en main leur destin. La question du temps est, elle aussi, extrêmement vive.»


Les questionnements existentiels n'épargnent pas les entreprises: le groupe de Fabrice Gerschel développe les conférences dans le monde du travail. «Nous sommes récemment intervenus chez Natixis afin d'aborder la philosophie du risque», raconte Martin Legros. Nous avons confronté la notion d'homme prudent chez Aristote, et celle d'homme capitaliste de Max Weber, qui prend des risques sur l'avenir.» Les équipes de Philosophie Magazine sont assaillies de demandes: «Les entreprises sont en demande de réflexion sur le sens du travail, les questions de motivation, la naissance des idées...», constate Fabrice Gerschel. Autrefois considérés comme de doux rêveurs déconnectés des réalités, et certainement pas faits pour la vie de bureau, les agrégés de philosophie se voient de plus en plus faire les yeux doux par... les services de ressources humaines. Trop humaines ?

 

 

 

 

Trois questions à Roger-Pol Droit

Le philosophe a sorti en août 2012 Petites expériences de philosophie entre amis (Editions Plon), qui a été promue sur les réseaux sociaux avec Orange.

 

Constatez-vous un regain d'intérêt pour la philosophie?

Roger-Pol Droit. Indéniablement. Dans les années 1970 et 1980, j'avais l'impression d'être un gardien de musée, qui faisait visiter Descartes et Spinoza! Ce qui montait, c'étaient la sociologie, la linguistique... Mais aujourd'hui, la mondialisation, la crise du sens font que l'on se trouve face à un monde de plus en plus opaque et par bien des aspects angoissant. Ou bien on se tourne vers les sectes, ou bien on puise dans ce trésor de concepts, de doctrines et d'idées que constitue la philosophie!

 

L'intérêt des lecteurs semble se porter vers les problématiques liées au bonheur...

R-P.D. C'est vrai que l'on se trouve souvent à la jonction entre certains aspects philosophiques et le développement personnel, dans le genre «Lisez trois heures de Spinoza et vous serez heureux». On instrumentalise la philosophie, mais cela ne me rend pas grincheux une seconde. Rappelons-nous que les écoles de philosophie de l'Antiquité avaient avant tout un but pratique et existentiel! Et si on peut ainsi faire découvrir Sénèque, Epicure et les Cyniques, parfait.

 

Vous avez lancé votre dernier ouvrage sur les réseaux sociaux. Favorisent-ils l'échange philosophique?

R-P.D. Les nouvelles technologies ouvrent de nouveaux moyens mais pas de nouveaux champs. Je ne crois pas que le Web modifie la manière de penser.

 

Entretien: D.L.G.

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