Saga
Depuis trente ans en France, la marque suédoise décline la même antenne : le design accessible au plus grand nombre. Mais pour la première fois, ses ventes s'essoufflent. Elle doit reprendre l'initiative.

Article initialement paru en janvier 2014

 

Le mois dernier, les voyageurs en transit à la gare de Lyon, à Paris, ont découvert à quoi ressemble le monde avec des yeux d'enfant. Ikea avait installé un appartement de 100 m², avec salon, cuisine, chambre et salle de bains. Jusque-là, rien d'anormal. Sauf que toutes les dimensions du mobilier avaient été multipliées par deux.

 

«Il s'agissait de mettre les parents dans la peau d'un enfant de 4 ans, explique Cathy Laffaille, en charge du budget à l'agence d'événementiel Ubi Bene. Cette opération a permis au public de découvrir les solutions d'aménagement de l'enseigne. Même à l'échelle 2, tout le mobilier et les accessoires pouvaient être utilisés. Ainsi la tablette numérique, géante elle aussi, elle était connectée au site Ikea…»

 

>> Lire l'interview de la directrice marketing Ikea : «Le design démocratique est au coeur de notre positionnement», publiée en juillet 2014

 

Cet événement illustre à merveille la permanence de la communication d'Ikea en France depuis trente ans. La marque suédoise n'a jamais perdu le cap: présenter les bénéfices concrets apportés à ses clients en termes de solution d'aménagement de leur intérieur. Ingvar Kamprad, le fondateur, 88 printemps en mars prochain, rappelait en 1976, dans son «Testament d'un négociant en meubles», la mission assignée: «Proposer une vaste gamme d'articles d'ameublement, esthétiques et fonctionnels, à de si bas prix que le plus grand nombre pourra les acheter.»

 

La devise n'a pas pris une ride. Mais dans les premières années, il a fallu faire œuvre de pédagogie. «La première période de notre communication est assez longue, entre 1981, date de l'ouverture de notre premier magasin, et 1999», rappelle Stéphanie Jourdan. Après dix-sept ans de maison, elle est aujourd'hui, en tant que directrice du marketing adjointe, chargée de la publicité, du marketing relationnel et des relations presse produit chez Ikea France. Pendant ces deux décennies, l'enseigne suédoise reste fidèle à l'agence Peyrat & Associés. «Il a fallu installer le concept, précise Stéphanie Jourdan. Le marché du meuble était alors très traditionnel, avec des acteurs installés. Ikea a bousculé les conventions. Le design accessible, aujourd'hui, ça paraît normal, mais à l'époque, c'était révolutionnaire.»

 

>> Lire : Avec ses poupées, Ikea fait peur aux Anglais

 

En communication, la base line «Ils sont fous ces Suédois» tiendra onze ans, de 1981 à 1992. Les accroches des campagnes de Richard Peyrat se font gentiment provocatrices, telle «Salut les radins!». Les spots de pub utilisent un ton humoristique: dans l'un d'eux, deux soupirants ne sont pas de trop pour aider une séduisante jeune femme à installer ses meubles. «Chez Ikea, comme c'est vous qui montez les meubles, ça descend les prix, et comme c'est vous qui transportez, ça descend les prix», conclut la voix off.

 

Autre constante dans la communication d'Ikea, comme l'a souligné un petit opus (éditions Luc Pire) sorti en 2006, Ikea, un modèle à démonter: «Face aux attaques, Ikea réagit toujours positivement, reconnaît si nécessaire et met en place les alliances qui désamorcent la crise, écrivent les auteurs. Cette technique de communication est surtout appliquée depuis les années 1990, lorsque la société a essuyé des attaques en rafale: Ikea détruit les forêts, Ikea est nazi, Ikea emploie des enfants.» Et tout récemment, la méthode a encore été utilisée quand l'enseigne a été accusée d'espionner ses propres salariés.

 

Trois gènes assoupis

Pour en revenir à l'historique, les années 2000 démarrent avec un coup de tonnerre. Pascal Grégoire, alors à la tête de l'agence Leagas Delaney, décroche le budget. Il le gardera dix ans, même après son départ pour le groupe BBDO. «Les premières années, de 1999 à 2004, nous avons voulu nous recentrer sur la mission d'Ikea», indique Stéphanie Jourdan.

 

Différents slogans, «Rangez»ou «Trop de meubles»sont alors utilisés. Le ton des campagnes se fait plus acerbe. Dans un spot de 2001, une jeune femme, dans un appartement passablement désordonné, finit par retrouver son bébé… dans le panier à linge. «Rangez. Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour les autres», en conclusion. La campagne fait son petit scandale et les publicitaires tirent leur chapeau. En 2002, elle décroche un Lion d'or au Festival international de la publicité, à Cannes.

 

Entre 2005 et 2011, Ikea s'engage dans une nouvelle étape, avec des signatures plus militantes, «Ré-agissez»ou «Bien plus qu'un marchand de meubles». «Nous avons cherché à faire grandir le marché», justifie Stéphanie Jourdan. Et il y a de la marge, car dans certains pays voisins, comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne, le budget moyen consacré par un ménage à l'ameublement est deux fois plus important qu'en France. Le spot emblématique de la période, signé feu Rémy Belvaux, voit les pompiers évacuer dans l'escalier «la petite commode du 3e». Mais «ça ne meurt pas, un meuble, ça se change».

 

Depuis 2011, Ikea a remis son destin publicitaire entre les mains d'Hémisphère droit. L'agence de Frank Tapiro, associée à Venise pour la partie opérationnelle, a raflé le budget au nez et à la barbe des majors du marché. «Le premier travail effectué, raconte le publicitaire, ce n'était pas une campagne, mais le génome de la marque. Nous avons repéré trois gènes endormis. Le premier, le gène suédois, c'est celui de son origine, mais pas seulement, c'est aussi, plus largement, le modèle scandinave, le côté écolo. Or, ce gène était oublié, le bleu et le jaune du drapeau suédois avaient été banalisés et même piqués par des concurrents, comme Castorama. Il fallait donc réinsuffler cet esprit suédois.»

 

Second gène perdu de vue, l'effet de surprise. «Chaque année, Ikea sort 3 000 nouveautés sur les 9 000 en référence, indique Tapiro. Mais elles n'étaient pas suffisamment mises en scène.» Troisième et dernier gène dormeur: le côté militant. «Plus qu'une marque, Ikea est un message, un concept global, inimitable, qui tient en deux mots: le design démocratique.»

Restait à trouver la clé pour «débloquer» ce génome assoupi. Elle viendra au cours d'un brainstorming où Frank Tapiro traduit sur Google, de l'anglais au suédois, le «Enjoy» de Coca-Cola. La réponse, «Njut», prononcé «Niout» après vérification sur le champ auprès d'une amie suédoise, fait tilt chez le publicitaire. «C'est un concept trois-en-un qui évoque à la fois la Suède, la surprise et le fait qu'on peut s'éclater, en avoir plus pour son argent en allant chez IKea.»

 

A l'attaque

 

Chez le Suédois, Stéphanie Jourdan rationalise: «Dans un contexte de crise, avec une forte tendance au repli sur soi, il s'agit de remettre du dynamisme positif dans notre discours.» Depuis trois ans, l'agence a produit pas loin d'une vingtaine de spots pour la marque. Tous à la franche bonne humeur: le dîner bien sage entre trentenaires qui vire à la soirée mousse délirante ou la cuisson du poulet qui prend des allures d'opération à cœur ouvert… Le tout est boosté par un jingle entraînant, le «tou-tou-toutou-tou» imaginé par Frank Tapiro lors d'un trajet à scooter…

 

Le public plébiscite la campagne. L'institut Ipsos, dans son palmarès 2012 des publicités préférées des Français, la classe en deuxième position. Les investissements publicitaires bondissent presque de moitié la même année, à plus de 120 millions d'euros. Las. La crise est plus forte. En octobre dernier, Ikea annonce une baisse de plus de 4% de son chiffre d'affaires.

 

Il est temps de repartir à l'attaque. La marque dégage une enveloppe de 600 millions d'euros pour réaménager plusieurs de ses points de vente et en ouvrir six nouveaux. L'un d'entre eux, à Nice, verra pour la première fois Ikea délaisser sa traditionnelle boîte jaune et bleue au profit d'une architecture signée Jean-Michel Wilmotte. Objectif pour 2020: 40 magasins dans l'Hexagone, pour que 80% des Français se situent à moins d'une heure d'un Ikea. Quelque 1 200 emplois doivent être créés.

 

Le virage Internet s'accentue, avec bientôt autant de références en ligne que dans les magasins. À Montpellier, Ikea teste aussi un drive. Le client fait ses courses à la maison et vient les chercher sur place. Dans cette stratégie multicanal, l'enseigne réfléchit aussi au système des points-relais pour retirer ses colis. Histoire de ne rien rater des modes de consommation du futur.

 

Dates et chiffres clés

1943. Création d'Ikea en Suède par Ingvar Kamprad.
1981. Ouverture à Bobigny du premier Ikea français.
9 000. Références disponibles en magasin.
7 500. Références bientôt en ligne (6 000 actuellement).
29. Magasins en France en 2013.
9 300. Nombre de salariés dans l'Hexagone.
2,39 milliards d'euros. Chiffre d'affaires France (exercice fiscal 2013 clos le 31 août dernier), en baisse de 4,3%.
122,7 millions d'euros. Investissements publicitaires en France en 2012, en progression de 44% sur un an.
17,9%. Part de marché d'Ikea dans l'ameublement en France (numéro un).

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.