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Après les bourgeois-bohèmes, les bobos, serait-ce venu le temps des bourgeois bourrins, les boubours? Volontiers machistes, racistes et ultra matérialistes, ces bourgeois décomplexés abhorrent leurs devanciers et se posent en défenseurs de l'antipolitiquement correct.

Pépées en patins sur le parquet ancien. Mains aux fesses et champagne millésimé. Filles en microshort et marbre de Carrare. Le décor était proustien, l'ambiance plutôt à la SAS à l'hôtel de Blumenthal-Montmorency, situé 34 avenue Foch, pour la soirée de relancement de Lui, le «magazine de l'homme moderne». Quand Max Pécas rencontre Barry Lyndon…

Comment s'en étonner, alors que Frédéric Beigbeder, le directeur de la rédaction, «grasseyait» en septembre dernier dans son premier édito: «Le retour de Lui, c'est le plaisir d'un dernier tour de piste, c'est un baroud d'honneur en souvenir de ce dinosaure nommé le Mec, celui qui draguait lourdement (…). Certains l'appelaient “macho”, d'autres disent “néo-beauf”, mais le surnom qui lui va le mieux est “connard d'hétérosexuel”.» Tiens, voilà du bourrin?

Ils sont nés avec une cuiller d'argent dans la bouche, ont fait leurs humanités dans les meilleurs établissements, mais se comportent comme des soudards. Après les bourgeois bohèmes, les fameux bobos, voici venu le temps des bourgeois bourrins, les «boubours», selon Nicolas Chemla, International Strategy Director chez Being (TBWA).

Le publicitaire est à l'origine de ce nouvel acronyme, qu'il explicite sur son blog Le gay tapant, dans un billet intitulé «2013, année boubour?»: «Au-delà de la droite bling-bling, le boubour cultive retour aux sources, ethnocentrisme, machisme, rejet de la complexité, de la sophistication… A tel point que cela en deviendrait presque cool.»

Et de citer les très chics Murakami et Pharrell Williams, qui ont trouvé amusant d'inaugurer la foire d'art contemporain Art Basel Miami en faisant la chenille, «comme dans un mariage de province». Ou encore la vénérable marque de cognac Rémy Martin, qui s'offre les services de Robin Thicke: dans son clip «Blurred Lines», le chanteur joue les cadors en costard, entouré de filles dénudées, avec des paroles qui lui ont valu le titre de «sexiste de l'année» décerné par l'«End Violence Against Women Coalition», une association contre les violences faites aux femmes.

Deux faces de la même médaille

Un bourrin, selon la définition, n'est-ce pas «une personne manquant de finesse dans une activité, utilisant la force physique avant la technique»? Ce serait aussi, pour Joseph Kouli, directeur associé de l'agence Les Gaulois, «une volonté de s'éloigner de l'habitus et de laisser s'exprimer les instincts». Un rejet jouisseur des règles sociales exprimé, selon Joseph Kouli, dans la publicité pour Southern Comfort, qui montre un moustachu bedonnant et content de lui qui arpente la plage, à la coule et en slip rouge – et se sert au passage un verre de whisky. Slogan? «Whatever's comfortable» («Du moment que c'est agréable…»). Quand il y a de la gêne…

Extraversion et conventions. Excentricité et dignité. Antagonismes qui seraient, ni plus ni moins, les deux faces de la même médaille, selon Monique Pinçon-Charlot, sociologue et notamment auteur, avec son mari Michel Pinçon, de La Violence des riches (éditions La Découverte, septembre 2013, 17 euros): «Cette expansivité constitue surtout un écran de fumée visant à cacher, par exemple, l'opacité de systèmes financiers. Au fond, tout se passe comme si les grands bourgeois organisaient le zapping inhérent à leur propre classe.» Dans ce livre, les deux sociologues dépeignent «l'hydre à deux têtes» formée par certains duos politiques: Nicolas Sarkozy, transpirant en jogging, pour le côté bourrin; François Fillon en costume de premier de la classe, pour la face bourgeoise.

Outre-Manche, Boris Johnson incarne à merveille le politicien boubour. L'ébouriffé maire de Londres, éduqué sur les bancs du prestigieux collège d'Eton, n'appelait-il pas à voter pour le Parti conservateur avec ce délicieux slogan: «Votez Tory, et votre femme aura de gros seins.» «Johnson est une sorte de clown ultra-calculateur, mélange d'assurance absolue, héritée de son éducation ultra-bourgeoise, et de populisme, lâche Eric Albert, correspondant à Londres pour Le Monde et de France Inter. On retrouve cette dualité chez Nigel Farage, chef du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP).«Un “lad” qui boit des bières, même pas des Lager, mais des Bitter de gros dur, est pour le droit de fumer dans les pubs, n'est jamais avare d'une tape dans le dos et d'une grosse blague. Mais si Johnson et Farage sont des bourrins, ils sont surtout et avant tout des millionnaires propres sur eux.»

«Pourquoi les riches ont gagné»: tel est justement le titre – sans appel – du nouvel essai de Jean-Louis Servan-Schreiber (éditions Albin Michel, janvier 2014, 14,50 euros). Selon le journaliste, «Boris Johnson, entre autres personnalités, incarne cette vulgarité décomplexée, favorisée notamment par la mainmise absolue des riches sur les médias».

Inversion des rôles

Et c'est précisément dans ces médias que les bourgeois bourrins aiment à se draper, selon le sociologue Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l'Institut d'études politiques de Lyon, «dans la contestation du politiquement correct». Les boubours, selon le chercheur, «représentent une catégorie du conservatisme transversale politiquement, qui va des ex-soixante-huitards, comme Alain Finkielkraut, à Eric Zemmour ou Elisabeth Lévy».

Avec néanmoins un sujet de détestation commune: les bobos. «La stigmatisation de la catégorie floue et extensive de bobos fait ironiquement passer ces critiques du côté de rebelles dominés, avec une quête fantasmatique du vrai “populaire”», résume Philippe Corcuff. Paradoxe: sont aujourd'hui considérés comme des bobos des populations bien peu bourgeoises, «le prof, le travailleur social, de manière générale les consommateurs de biens culturels, énumère Philippe Corcuff. Ce sont finalement des membres éminents du monde des affaires, des médias et de l'establishment qui reprochent à l'instituteur qui vit en banlieue pavillonnaire d'être un privilégié méprisant le peuple…» Une inversion des rôles dont on ne voit que le début, selon le sociologue: «Dans l'humeur idéologique néo-conservatrice du moment, qui traverse l'ensemble du monde médiatique et politique, les boubours semblent bien partis pour prospérer.»

D'autant que, comme s'en amuse Nicolas Chemla, «il existe une frange de la “boboïsation” qui évolue très naturellement vers le bourgeois bourrin. Soit en se radicalisant, soit en tendant vers une recherche d'authenticité un peu frelatée. Comme ces bourgeois accros au “terroir” qui mangent des tripes et fabriquent leur propre bière…» Et de cette fusion contre-nature entre boubours et bobos naît un nouveau rejeton infernal: le bobeauf.

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