Stabilo pour «la femme et la décideuse…», brosse à dents Sanogyl «pour elle», dentifrice Signal pour hommes… Malgré les débats récents sur le genre, la segmentation hommes/femmes reste une constante pour les marques.

Article initialement publié en avril 2014

 

Un surligneur rose fluo destiné à «la femme et la décideuse qui sont en vous», avec «une présentation inattendue en filet résille» (sic). Début mars, Stabilo lançait Neon, un surligneur pour femmes. Ire sur les réseaux sociaux et la blogosphère. Réaction en mode communication de crise de Stabilo: des excuses sur Twitter… surlignées de rose. No comment à Stratégies de la vénérable marque, dont le Stabilo Boss – surligneur mixte par excellence – fête ses 40 ans.

 

Risible ou rageur pour les féministes, on croyait le ciblage marketing visant exclusivement une cible masculine ou féminine tombé en désuétude, au nom des principes d'égalité et de modernité, dans les débats animés autour du mariage pour tous et des «genres». Nullement. Le «gender marketing» (marketing «sexué») est toujours aussi prisé.

 

En janvier, Signal (Unilever) a ainsi lancé un dentifrice pour hommes, baptisé White now Men, au packaging bleu et noir très masculin. Le spot TV diffusé depuis avril, conçu par l'agence Lowe, est à l'avenant: on y voit un homme au sourire, littéralement scintillant, recevoir lors d'une soirée des œillades de jeunes femmes lascivement assises. L'argumentaire marketing est à l'avenant: «Une étude réalisée par Harris Interactive montre que les hommes ont les dents moins blanches que les femmes, à cause d'habitudes de vie plus à risques: ils fument et boivent plus, notamment de l'alcool et du café, qui provoque des tâches sur l'émail», affirme Delphine Leroyer, chef de produit dentifrie chez Unilever. Une autre étude, commandée à l'institut GMI, montre qu'un homme plus souriant (aux dents blanches, donc) aura plus facilement «une promotion, de plus grosses primes, ou le numéro de téléphone d'une femme». CQFD. Preuve que la dentition a peut-être un sexe, Sanogyl a aussi tenté la brosse à dents (rose, forcément) «pour elle», et noire «pour lui».

 

Autre exemple, dans la high-tech. Début mars était ainsi lancée en France Sugar, une marque de smartphones «prestigieux au féminin», incrustés de cristaux Swarovski. Avec pour les fans de «selfies», une application mobile Face Beauty qui «corrige la moindre imperfection et illumine le teint pour des photos étincelantes». Un argumentaire qui rappelle celui des fonds de teint… Aux manettes, le Français Laurent Dahan, fondateur des smartphones «low cost» Wiko.

 

Dans l'alimentaire aussi

 

Cette tendance «genrée» s'est aussi accentuée du côté des jouets pour enfants. Lego, marque asexuée par excellence, avait ainsi lancé début 2012 sa première gamme pour petites filles: Lego Friends. Moins surprenant, les emblématiques Barbie ont connu un retour aux sources très «girly» cette année, avec les nouvelles poupées Barbie Amies Mode Luxe, habillées de short en jean, treillis kaki et, pour la première fois, d'accessoires («headbands», montre, etc.). L'idée: «Revenir aux sources, mettre l'accent sur l'aspect mode, qui appartient à l'univers de la marque», résume Julie Gheza, responsable de la marque Barbie chez Mattel France. D'ailleurs, pour la première fois, Mattel propose dans le même packaging Barbie Style, présentée comme une revue de mode. Pour relayer cela, outre une campagne TV, Mattel et l'agence médias Carat ont monté des opérations spéciales avec le magazine pour enfants Manon et l'hebdomadaire féminin Grazia: «On a voulu y présenter la Barbie en icône de mode, comme dans une page mode classique», précise Julie Gheza. On est bien loin des Barbie ingénieur en informatique ou journaliste lancées en 2010…

 

A travers ce genre d'initiatives, Mattel cherche à moderniser l'image de son produit vedette, qui représente 20% de son chiffre d'affaires (6,48 milliards de dollars en 2013) et dont les ventes ont reculé de 6% en 2013, après 3% en 2012, et qui est confronté à des concurrentes aussi redoutables que les très sexy et trendy Bratz (GMA Entertainment).

 

Les exemples illustrant ce regain pour le marketing sexué sont légion, surtout dans le secteur alimentaire, que ce soit les Apéricubes «Soirées filles», la bière Hoegaarden rose goût framboise ou les yaourts Danone «for men», testés en Bulgarie. Le concept avait connu son heure de gloire en 2007 quand Coca-Cola dégainait en janvier son Zero, une boisson light avec un packaging noir et rouge particulièrement masculin. En mai, Pepsi répliquait avec un light au packaging rose pâle et bleu. Depuis, «Coca-Cola Zero s'est imposé avec succès, mais comme “soft drink” mixte, alors que le Pepsi Light aux couleurs rosées a disparu des travées. Même Danone s'y est essayé avec le yaourt Essensis, censé “nourrir la peau de l'intérieur”, mais sans succès», souligne Jean-Baptiste Danet, directeur général de l'agence de design Dragon rouge. 

 

La segmentation, règle de base

 

Mais pourquoi ce retour en force du «gender marketing»? Déjà, il fait vendre. Et la segmentation du marché reste une règle de base en marketing: «Il faut cibler les garçons et les filles, cela entraîne des achats plus nombreux. Or, le genre est une segmentation toute trouvée. Les âges aussi sont découpés: on trouve ainsi des tablettes pour bébés, pour les élèves de cours préparatoire, pour le collège…», souligne Marie Duru-Bellat, sociologue et professeur à Sciences Po.

 

Peut-être, aussi, un contrecoup aux débats suscités par le mariage pour tous autour des études de genres. Paradoxe, «ce débat a offert un boulevard à chacun, que ce soit les tenants de la complémentarité entre hommes et femmes, ou ceux, comme la philosophe Elisabeth Badinter, pour qui l'égalité passe par la ressemblance», estime Marie Duru-Bellat.

Le tout accentué par une tendance anglo-saxonne – mais pas seulement – du retour au «masculinisme» (lire Stratégies n°1764): «La journaliste et auteur féministe Suzan Faludi et d'autres ont développé l'idée que les Etats-Unis ont subi le 11 septembre 2001 parce que les valeurs masculines étaient passées à la trappe», poursuit la sociologue. Conséquence logique (du point de vue des marketeurs): «Les hommes ont besoin de produits qui leur soient consacrés. Ils ont perdu un peu leurs repères», argumente Delphine Leroyer, de Signal. On compatit.

 

Focus : le monde du travail préservé

Le «gender marketing» ne s'applique pas dans tous les secteurs. Evident en cosmétique, il est à haut risque pour les produits liés au monde du travail, «territoire neutre» par excellence. «C'est risqué de sexuer les rôles dans le monde du travail, comme l'ont fait Stabilo ou Bic, un univers où se pose toujours la question de l'égalité de traitement entre les  hommes et les femmes. Les marques créent habituellement des codes esthétiques neutres», remarque Cécilia Tassin, directrice associée de l'agence design Black and Gold.

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