Débat
À la pointe de l’innovation, l’e-commerçant Amazon fascine et effraie tout à la fois. Ses concurrents survivront-ils à sa puissance de feu ? Peuvent-ils rivaliser ? Avis d’experts.

Chaque jour, Amazon fait la une. Le site américain s’apprête à lancer un smartphone. Il aurait monté une flotte de camions pour proposer son propre service de livraison à San Francisco, à la barbe d’UPS, d’après le Wall Street Journal. En France, Amazon serait entré au capital de Colis privé, concurrent de La Poste, selon Le Journal du Net…


Toujours quatre coups d’avance


Les nouveaux services d’Amazon font aussi l’objet de spéculations. Fire TV, son boîtier de streaming lancé aux États-Unis pour 99 dollars, devrait inquiéter les chaînes de télévision par abonnement, Google, Apple et Netflix, assure la presse américaine. Fresh pourrait fragiliser Walmart. Ce supermarché en ligne devrait bientôt conquérir l’Allemagne, l’Autriche ou la France, s’alarment déjà Aldi et Carrefour.

 

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Vingt ans après sa création sur le marché du livre, la machine de Jeff Bezos livre de tout en 24 heures grâce à une logistique irréprochable. « Dès lors que ce tuyau est fiable, tout peut y passer », juge Bernard Demeure, directeur associé chez Oliver Wyman, expert de la grande distribution. Ses innovations technologiques sont aussi redoutées. La vidéo de lancement de sa télécommande Dash, pour scanner des gencod et acheter directement en ligne, a été visionnée des millions de fois. Et rares sont ceux qui ont ri à la livraison par drone que l’américain dit étudier. Amazon est aussi pris très au sérieux dans le cloud. « Amazon, c’est un acteur puissant, influent et crédible. Et pas seulement dans le commerce », résume Antoine Menet, spécialiste de la vente en ligne, ancien de chez Vivarte. « Ils ont toujours quatre coups d’avance ! », ajoute un cadre de La Poste.

 

Croissance folle


À tel point que l’e-commerçant suscite effroi, fascination mais aussi dégoût. Car le groupe de Seattle connaît une croissance folle. En 2013, son chiffre d’affaires a atteint 74,4 milliards de dollars, soit 22 % de plus qu’en 2012. Mais, compte tenu de ses investissements titanesques dans la création d’entrepôts, il ne dégage toujours pas de bénéfice, pointent ses détracteurs. En outre, son modèle social – des intérimaires et des petits salaires qui travaillent nuit et jour dans ses entrepôts – est partout décrié.


En Europe, son développement depuis le Luxembourg est sujet à caution. Et son entrée en France, où il a obtenu des aides publiques pour la création de deux de ses entrepôts, agace. Déloyal, dénonce la Fnac. « Indéniablement, le jeu est faussé. En France, lorsque la Fnac doit investir pour se transformer, Amazon exerce son activité en bénéficiant de conditions fiscales avantageuses et parfois même de subventions publiques. Cette concurrence déloyale ne peut que handicaper les acteurs nationaux qui créent de la richesse sur le territoire », argue Frédérique Giavarini, directrice de la stratégie de Groupe Fnac.

Car qui pourrait égaler Amazon ? Les distributeurs physiques s’engouffrent dans le Web. Les uns peaufinent leur parcours shopping pour qu’un client magasin retrouve toute leur offre en ligne. Et vice versa. C’est le cas de la Fnac. « En 2013, l’omnicanal a représenté 29 % de ses ventes, contre 12 % en 2011. Le site représente 15 % des ventes totales », détaille Frédérique Giavarini.


Les autres enseignes vendent sur la Toile ce que le point de vente ne peut présenter. C’est le cas d’Auchan ou de Casino pour qui Cdiscount est devenu l’adjoint de ses hypers. « La révolution du Net va tendre le marché vers une bipolarisation, avec, d’une part, les pure players et, d’autre part, les acteurs omnicanaux qui auront réussi leur mutation digitale », juge Frédérique Giavarini. Parmi les pure players figure Rakuten. Le géant japonais (5 milliards de dollars de chiffre d’affaires) est toujours à l’affût d’acquisitions.


« La messe n’est pas dite »


« La messe n’est pas dite », assure Bernard Demeure. Les grands distributeurs s’organisent. À l’instar de Casino, ils musclent leur puissance d’achat pour se garantir des sprix compétitifs. Le groupe a annoncé la création d’un pôle e-commerce bâti autour de Cdiscount (2,1 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2013) et de Nova, sa filiale brésilienne. Jean-Charles Naouri, son PDG et actionnaire majoritaire, entend le coter à New York pour y lever des fonds. À Wall Street, Casino se frottera à Amazon, bien sûr, mais aussi à eBay ou au chinois Alibaba et à ses 248 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Alibaba, c’est l’autre géant redouté. À côté, Amazon ferait – presque – figure de « petit joueur ».

 

AVIS D'EXPERTS

Catherine Barba, entrepreneuse du Net et business angel
Oui. Amazon est très fort dans le CRM. Mais, au fond, n’oublions pas que lui ne vend qu’en ligne ! Observons que 93 % du chiffre d’affaires du commerce français se réalise encore dans les magasins. Et c’est donc aux commerçants de changer totalement d’esprit et de comprendre que disposer d’un réseau de points de vente partout en France constitue un grand avantage pour pouvoir surpasser Amazon. Je crois fondamentalement à la suprématie des commerçants traditionnels. Regardez comme aux États-Unis le top 100 des commerçants en ligne est encore dominé par les distributeurs physiques ; les pure players ne représentent pas plus de 10 % de ce palmarès. En France, les commerçants qui réussiront sont bel et bien ceux qui maîtriseront le on et le off. À eux de rattraper le client qui vient de sortir de leur magasin pour établir une relation durable par email, par Facebook ou tout autre réseau. Et il leur revient de se souvenir qu’un site de vente en ligne n’est pas rentable, contrairement à un magasin !

 

Olivier Mathiot, président de Price Minister (Rakuten)
Oui. C’est l’objet à part entière de la stratégie de Rakuten. Mais égaler Amazon ne sera pas à
la portée de tout le monde. C’est évident. Car avec sa logistique, son offre ou son cloud, le groupe Amazon adresse beaucoup de sujets. Et à part Rakuten et eBay, aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup d’autres groupes capables d’investir ainsi dans le monde entier. Tous les grands groupes travaillent à l’extension globale, par croissance externe ou par développement interne. Au fond, à l’avenir, il ne restera pas beaucoup de sites de vente en ligne de taille moyenne. Soit ils seront gros : ils auront alors la puissance de feu de sourcing nécessaire et la capacité de bien connaître leur client. Soit les sites marchands seront ultraspécialisés sur une petite niche, à la manière d’un pecheur. com ou d’un monpetitbikini.com qui s’adressent à une cible avec une offre. Je suis convaincue que le site d’e-commerce spécialisé subsistera. Tout comme il y a dans le monde physique, l’hypermarché et la chaîne spécialisée

 

Frédérique Giavarini, directrice de l'organisation, de la stratégie et des affaires publiques de Groupe Fnac
Oui. Amazon est certes un acteur dont la puissance et la multitude d’innovations impressionnent tout le monde. Mais est-ce que la Fnac doit se comparer à Amazon ? La réponse est non. Car l’enseigne Fnac a de très nombreux atouts : c’est une marque à très forte notoriété spontanée (57 %), qui dispose d’un réseau dense de magasins (108 points de vente à ce jour en France), d’une grande base d’adhérents (dont 3,5 millions en France) et d’un site Internet reconnu — c’est le deuxième le plus visité, derrière Amazon et devant Cdiscount, en France, avant d’autres pure players. De plus, Amazon et la Fnac ne font pas du tout le même métier. Amazon, c’est d’abord un logisticien : via sa plateforme de e-commerce, il vend ses services de logistique à des revendeurs. La Fnac est un distributeur omnicanal, un prescripteur et un lieu de découverte pour ses clients. C’est une différence fondamentale d’activité et pas seulement une divergence de modèle.

 

Alexis Lecanuet, directeur exécutif chez Accenture
Oui et non. Amazon, c’est le « easy-to-shop with » que l’hypermarché a inventé il y a 50 ans avec une offre tout sous le même toit, le libre-service et un parking. Aujourd’hui, Amazon assure un shopping 24 heures sur 24, la plus grande offre et une personnalisation du shopping. Les concurrents d’Amazon peuvent copier son offre de market-place ou son système d’abonnement. Pour le reste, ils doivent miser sur la complémentarité. Par exemple, il leur revient de proposer ce qu’Amazon ne peut pas vendre : les produits très techniques qui exigent le conseil de vendeurs ou tous les produits qui se choisissent par le toucher (mode ou beauté). La première de leurs armes est le magasin. Ils doivent jouer sur l’interaction entre magasin physique et commerce en ligne : les produits frais à acheter en magasin, la théatralisation de l’offre dans des points de vente plus « expérimentiels » qu’auparavant. Les concurrents d’Amazon doivent davantage utiliser le CRM, la connaissance de leurs clients.

 

Article paru dans le supplément Shopper markzeting en juin 2014

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