Le numéro trois mondial de la distribution a multiplié les innovations digitales au risque de délaisser ses magasins physiques. Si ses résultats économiques déçoivent, il reste un pionnier observé de près par la concurrence.

Article initialement paru en juin 2014 dans le supplément Stratégies «Shopper Marketing»

 

Depuis quelques années, Tesco, numéro trois mondial de la grande distribution et numéro un au Royaume-Uni, ne cesse d'innover dans l'univers du digital au risque de délaisser ses magasins physiques (lire encadré). Pionnière en matière de fidélisation et de suivi clientèle, sa Clubcard, créée en 1995, a servi de modèle à toute l'industrie. Ses dernières solutions innovantes feront, là-aussi, très probablement école.


L'enseigne souhaite en effet adapter sa stratégie à l'évolution très rapide des technologies. « Je n'ai jamais vu un tel rythme de changement en quarante ans chez Tesco, confirmait il y a quelques semaines le PDG de l'enseigne, Philip Clarke. À l'instar de nombreux acteurs de la grande distribution, nous devons relever des défis significatifs. Mais nous voyons aussi des opportunités pour le long terme et des sources d'avantages compétitifs claires. »

 

 

Un espion dans la poche


La clef de voûte de sa stratégie marketing repose désormais sur la captation directe de données sur le Web. Jusque-là, Tesco pouvait faire appel à des agences pour obtenir des informations détaillées sur la navigation Internet de ses clients, à partir de leurs nom et adresse. Mais cette navigation ne pouvait être que partielle et fugace, puisque les internautes peuvent contrôler en partie les traces laissées sur la Toile, en effaçant par exemple les cookies régulièrement. Par ailleurs, les agences ne peuvent obtenir que des informations incomplètes en fonction des accords passés avec tel ou tel groupement de sites. C'est pourquoi Tesco a tout simplement décidé de passer à l'étape supérieure : produire et vendre ses propres tablettes et smartphones.

 

>> Lire : le supplément Shopper Marketing

 

La première, la Hudl, a été commercialisée en septembre dernier. Officiellement, il s'agit de contrer la part grandissante d'Amazon ou de Google dans les produits culturels qui impacte les ventes de DVD et de livres dans les magasins Tesco. Dans les faits, la vente de ses appareils permet à Tesco de placer l'équivalent d'un espion dans la poche de chaque client, et de connaître dans le détail ce qu'il aime, ce qu'il lit, le temps qu'il passe à lire les critiques de films, les informations qu'il désire recueillir sur tel ou tel produit, etc.
Tesco cherche, en fait, à se placer sur le même terrain que celui d'Amazon, qui est désormais en mesure de prédire l'achat que va effectuer un internaute avant même que celui-ci ait pris sa décision, sur la base des recherches effectuées, et de la comparaison établie avec toutes les autres recherches d'autres internautes sur le même produit.

 

Reconnaissance faciale


Juqu'à présent, le distributeur ne pouvait compter que sur les achats réels effectués par ses clients enregistrés sur chaque Clubcard. L'analyse était effectuée a posteriori. Désormais, elle pourra être réalisée en temps réel, voire a priori. Tesco a confirmé ces dernières semaines le potentiel de cette stratégie, en annonçant le lancement, en septembre prochain, de la Hudl 2, qui sera toujours fournie avec un programme pré-chargé d'achats sur Tesco online (DVD, livres, objets d'intérieur et bien entendu alimentation). Un smartphone de type Galaxy S5 de Samsung fonctionnant sous Android va également être commercialisé en fin d'année. Avec la même logique de captation de la pensée du consommateur en temps réel. Tesco vient par ailleurs de passer un accord avec la start-up londonienne Viewsy, qui a mis au point un système permettant de suivre au mètre près chaque personne dans ses magasins en captant le signal WiFi du téléphone portable.
Ses mouvements, ses pauses, sa navigation physique sont scrutés à la loupe, permettant de faire d'une pierre deux coups : en connaître davantage sur les circuits préférentiels d'un client à l'intérieur d'un magasin (par quoi commence-t-il, où s'arrête-t-il le plus, etc.), mais aussi maximiser la disposition des rayons, en fonction de la totalité des produits disponibles. Les données récoltées sont anonymes, néanmoins les détecteurs permettent de repérer, via l'identifiant du smartphone, si un visiteur est déjà venu auparavant. Tesco reste le seul acteur de la grande distribution britannique à avoir franchi cette étape.


C'est cette technologie qui a récemment permis au directeur multichaîne de Tesco, Robin Terrell, de pouvoir affirmer que « 43 % des clients présents dans un magasin Tesco se sont déjà arrêtés à un moment ou à un autre pour faire une comparaison de prix sur leur portable ». Tesco va même plus loin, flirtant parfois avec la ligne blanche : les 450 stations-service britanniques du groupe seront désormais équipées de caméras de détection faciale des clients dans les files d'attente. Dans un premier temps, celles-ci ne mettront pas de nom sur les visages, mais détermineront la catégorie d'âge, le sexe, et l'attention portée au grand écran publicitaire situé au-dessus du guichet. Le but est d'affiner progressivement l'affichage des publicités en fonction du profil de chaque client, du temps passé à regarder l'écran et de l'achat fait au final. Le même système pourrait être déployé dans l'ensemble des magasins.
L'analyse des données est gérée par la société Amscreen qui équipe déjà 6 000 magasins, aéroports, centres de loisirs, avec cette technologie nommée OptimEyes, créée par le groupe français Quividi. « Nous sommes désormais une entreprise intégralement centrée sur le consommateur, estime Philip Clarke. Les nouvelles technologies nous permettent d'établir des connections permanentes et enrichies avec eux. Nous estimons de ce fait que la fidélité du client est encore plus importante aujourd'hui qu'elle pouvait l'être auparavant. »

 

Tesco bâtisseur


Tesco voit encore plus grand. Le distributeur a passé des accords avec des promoteurs pour bâtir des logements urbains autour ou au-dessus des hypermarchés. Les projets de ce type fleurissent, tout particulièrement à Londres, où 4 500 logements seront construits par les acteurs de la grande distribution dans les trois ans à venir. Là aussi, c'est Tesco qui mène la danse. Le distributeur ne fait pas que mettre les clients autour de ses magasins. Il va aussi à la rencontre de ses clients. Les guichets virtuels, expérimentés pour la première fois en Corée du Sud il y a trois ans, se développent progressivement, incitant les consommateurs à faire leurs courses sur le quai d'une gare en attendant le train, ou carrément dans le bus. Implanter Tesco physiquement et numériquement dans le quotidien des Britanniques, être au centre de leur vie et autour d'eux, tel est l'objectif ambitieux, pharaonique, de l'enseigne. Il prend de plus en plus forme.



ZOOM
Des magasins physiques délaissés
Les innovations de Tesco dans le digital ne sauraient masquer les difficultés économiques du distributeur. Il y a encore deux ans, l'entreprise paraissait intouchable. Le départ prévu de longue date de son PDG, Terry Leahy, ne semblait pas devoir remettre en question la croissance du groupe centenaire, notamment aux États-Unis et en Chine. Tesco avait continué à progresser et à creuser son avance malgré la crise financière. Mais, les mauvaises nouvelles se sont accumulées à partir du départ de Leahy, remplacé au printemps 2011, par son bras droit Philip Clarke, au moment même où, paradoxalement, l'économie anglaise commençait à repartir. Depuis, chaque résultat trimestriel est attendu fébrilement par les actionnaires. Et déçoit presque toujours. Malgré tout « Tesco reste la plus grande chaîne de supermarchés du Royaume-Uni, avec une marge considérable », estime l'analyste Richard Hunter, de Hargreaves Lansdown. Toutefois, le groupe a réduit la voilure et annulé une partie de son programme d'expansion internationale. La Chine et les États-Unis attendront et les efforts doivent de nouveau être portés sur le marché historique, le Royaume-Uni. En commençant par la politique de prix, maillon essentiel du marketing de grande distribution. D'après le directeur de recherche de Kantar Retail, Ryan Roberts, « les deux ingrédients manquants sont la clarté et la consistance. Tesco ne doit pas forcément offrir les prix les plus bas, mais tarifer de façon plus claire, prévisible et transparente. » Ce dernier estime également que les efforts de ces derniers temps ont essentiellement porté sur l'expérience digitale du consommateur, au détriment de son expérience réelle en magasin. « On attend toujours une transformation réelle des grands magasins de périphérie, qui permettront à Tesco de se réinventer sur l'ensemble du territoire britannique. » Même si Philip Clarke a confirmé que les efforts allaient de nouveau porter sur les grands magasins réels, force est de constater que Tesco brille davantage dans l'univers digital.

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