Economie
Dans son dernier livre, l'économiste américain théorise de nouveaux comportement de consommation à l’heure de l’économie du partage. Trop idéaliste?

Pour un peu, on le prendrait pour un étudiant de Berkeley, de Yale ou encore d'Harvard, ces universités prestigieuses de l'Ivy League américaine. Fines bacchantes et cravate imprimée cachemire, Jeremy Rifkin, ce 25 septembre au palais d'Iena, à Paris, qui n'est pas avare d'anecdotes, harangue. A l'américaine. L'économiste star, qui a l'oreille d'Angela Merkel et a été reçu par François Hollande, présentait en cette fin septembre La Nouvelle Société du coût marginal zéro (éditions Les liens qui libèrent). Avant même sa sortie, le 14 septembre, le livre faisait le buzz. Et pour cause.

C'est que le roublard Rifkin ne prédit pas moins que la fin du capitalisme d'ici à cinquante ans. Avec pour prémices l'économie du partage – où l'effondrement du «coût marginal de production» a déjà fait des ravages dans les secteurs de l'édition, des communications et du divertissement – comme l'a montré Napster, pour la musique, dès 1995.
Une révolution silencieuse dans laquelle la génération millenium, biberonnée aux réseaux sociaux, serait plus âpre à l'accès aux biens – pour un jour ou pour toujours – qu'à leur possession. Au cœur de la démonstration de Jeremy Rifkin, les «communaux collaboratifs» et les «prosommateurs», ces consommateurs devenus leurs propres producteurs: «Dans les deux ou trois prochaines décennies, ils produiront et partageront biens et services, ils se formeront dans des classes virtuelles en ligne [les MOOC], à un coût marginal proche de zéro.»

Rien de bien nouveau sous le soleil, selon Stéphane Hugon, sociologue et chercheur au Centre d'étude sur l'actuel et le quotidien (CEAQ): «On retrouve là le resurgissement d'une ancienne idée, le mutualisme, avec ici un concept anglo-saxon, l'idée de partage de risques, l'idée du groupe. C'est le serpent de mer de Marcel Mauss et Emile Durkheim sur la rationalisation individuelle.» Pour autant, comme le souligne Vincent Garel, directeur des stratégies de TBWA Paris, «cette mécanique communautaire est une tendance prise très au sérieux, même si elle s'exprime aujourd'hui surtout dans deux grands domaines: l'échange de savoir et de produits immatériels; le partage des hébergements et des moyens de transport».

Des moyens de transports, qui ne seraient, justement, plus investis de la même charge symbolique: «Quand j'étais petit, le passage à l'âge adulte passait par la première automobile. Ce n'est plus le cas pour les jeunes générations, accros aux car-sharing services», raconte, badin, Jeremy Rifkin devant les journalistes.

Moins sensibles à la propriété, les «millenium»? En tout cas, l'achat des premières voitures est en chute libre chez les jeunes aux Etats-Unis. Ils préfèrent la louer ou la partager via des sites de partage ou de covoiturage, comme la société française Bla Bla Car, dans l'esprit de la «sharing economy». «Des marques, comme BMW, ne vendent plus la voiture, mais la mobilité, rappelle Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge du planning stratégique de DDB Paris. Et des marques de véhicules électriques, comme Tesla, réinventent le discours autour du plaisir automobile.»

Le marketing du symbole remplace celui du besoin

Mais Jeremy Rifkin va plus loin: selon lui, dans quelques années, les parents loueront sur un site ad hoc, pour un temps limité, les premiers jouets de leurs enfants. Qui apprendront ainsi dès leurs premières années que les jouets ne sont pas des objets que l'on possède. De fait, les sites Baby Plays ou Rent that toy permettent déjà ce type de location.
Consommation idéalisée ou «realpolitik»? «Pour nous, ce phénomène vient au croisement de la paupérisation des jeunes dans les pays matures et de la possibilité qu'offre Internet d'organiser la circulation des biens. C'est une manière pour les jeunes d'accéder autrement à une consommation dont ils sont progressivement exclus», constate Marianne Hurstel, directrice du planning et vice-présidente de BETC.

De fait, dans un sondage que vient de publier l'agence de communication, «The New Collaborative Economy» (10 574 interviewés de 29 pays), 68% des 16-34 ans disent que la société serait meilleure si les gens partageaient plus et possédaient moins. Mais pas de nouvel engagement pour autant. «Il y a plutôt le désir de se sentir soi-même utile, poursuit Marianne Hurstel. Les jeunes ne sont plus dans un engagement idéologique, par exemple pour un parti qui va théoriser une transformation de la société, mais ils sont dans le faire le pragmatique. Le socle de cette économie collaborative reposant sur le donnant-donnant: c'est un système individualiste, donc capitaliste.»
«On n'est plus dans un marketing du besoin, mais dans un marketing du symbole: nous sommes saturés d'objets, il n'y a plus la même fascination sur leur fétichisation», estime de son côté Stéphane Hugon, du CEAQ.

Les marques n'auraient-elles plus la cote dans les cours d'école? «L'objet statutaire, c'est ce qui a trait à la technologie: le téléphone portable, la dernière application mobile qui permet d'entrer en contact», poursuit Marianne Hurstel. Bref, être joignable sur Viber ou Whats App, même depuis un smartphone Samsung bon marché. «Et surtout de partager», souligne la dirigeante de BETC. Via des biens et services, aussi, ainsi les sites Couchsurfing.com ou Patients Like Me.

Cet échange, c'est précisément ce que permet l'impression 3D: des produits physiques «en source ouverte», qui touchent «des réseaux d'amateurs adeptes du faire soi-même», qui ont même leur site communautaire, Thinginverse, où l'on retrouve des fichiers de conception numérique accessibles à tous, souligne Jeremy Rifkin. «L'impression 3D permet de retrouver l'esprit artisanal, de créer une pièce partagée qui cristallise l'esprit d'une communauté», estime Stéphane Hugon, qui cite le cas des produits personnalisés de Longchamp.

Système d'“empowerment”

Quid de la publicité dans ce nouvel écosystème, radicalement autosuffisant? «Advertising is a sinister business, which is in big trouble (La publicité est un business sinistre qui va rencontrer de grands problèmes)», lâche Jeremy Rifkin, tortillant avec malice sa fine moustache. Really? «Je n'ai jamais pensé que la publicité créait des besoins, mais plutôt qu'elle informait sur la réponse à ces besoins, quels qu'ils soient. On se situe depuis des années dans un système d'“empowerment” des consommateurs», répond Sébastien Genty, de DDB Paris.

«L'ironie du sort, c'est que les communaux collaboratifs sont pour l'instant essentiellement des partageurs-diffuseurs de contenus produits par les grands groupes. Même s'ils ont théoriquement la possibilité de produire leur propre contenu, leur point de sortie idéal reste encore la monétisation de leur audience, à la manière d'une chaîne de télévision…», analyse Vincent Garel, de TBWA Paris. Same old, same old.

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