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A la télévision, il est de bon ton de verser sa petite larme, tandis que dans la publicité, on met de côté l'humour grinçant pour donner dans l'émotion. Larme de fond ou pur cynisme?

A sa sortie de l'ENA, on le surnommait Amstrad. En raison de sa dextérité intellectuelle, certes, mais surtout de son abord réfrigérant, au-delà du métallique. Pourtant, début octobre, ce sont bien des larmes que l'on a vu éclore dans les yeux d'Alain Juppé. David Pujadas, présentateur de l'émission Des paroles et des actes, détaillait les résultats d'un sondage créditant le candidat déclaré à la primaire de l'UMP de 61% d'opinions favorables pour la future présidentielle. «Vous avez l'air ému», remarque le journaliste. «Oui», souffle le politique, voix étranglée et pupille rougie. Ce jour-là, comme le veut l'idiome journalistique, l'ancien Premier ministre «droit dans ses bottes», «le meilleur d'entre nous», selon Jacques Chirac, a fendu l'armure. Larmes de crocodile ou sincères transports? Peu importe, finalement. «Aujourd'hui, tout se passe comme si l'émotion était l'un des modes d'accès privilégiés à la réalité. Et les pleurs en sont les signes les plus imparables», remarque François Jost, professeur à la Sorbonne nouvelle, et spécialiste des médias.

 

Je pleure, donc je suis… «On se situe dans une période de mise à nu des émotions, de renouveau des sentiments, de montée des empathies», annonce Emma Fric, directrice de la recherche et de la prospective chez Peclers. Dans son étude annuelle «Futur(s)», le cabinet de tendance et d'innovation enjoint d'ailleurs les marques à «placer les sens en exergue, mettre en scène l'émotion». Bonjour tristesse? Dans les pays anglo-saxons, on a déjà trouvé un mot désignant ces débauches lacrymales: le «sadvertising». Avec pour «monuments», selon Stéphane Xiberras, président et directeur de la création de BETC Paris, le spot pour le groupe de distribution britannique John Lewis dans lequel un petit garçon se languit d'offrir son cadeau, emballé de ses petites mains malhabiles, à ses parents pour Noël. Ou encore «L'Incompris» d'Apple, qui donne à voir un adolescent apparemment asocial, rivé à son téléphone pendant les fêtes: en réalité, il filme la magie de Noël en famille afin de la partager en famille… Attendrissement.

 

«Dans certains cas, on n'est pas loin des films italiens des années 1950, avec un côté très misérabiliste», estime le publicitaire, qui s'amuse «des nappes de piano utilisées systématiquement en bande-son de toutes ces campagnes tire-larmes». Autres canons du genre, Google «Sophie», qui retrace les premières années de la vie d'une petite fille via toutes les fonctionnalités de la firme de Mountain View. Ou les méritantes mères de Procter & Gamble, éleveuses de champions aux Jeux olympiques.

 

Bienvenu allongement des contenus

 

Larme de fond: on se croirait revenu au temps des campagnes du réalisateur Joe Pytka, grand styliste du larmoyant dans les années 1980-1990. «Dans les pays développés, la société de consommation s'interroge sur le fait d'acheter des produits dont elle n'a pas besoin. Il s'agit de dépasser la transaction purement matérielle», analyse Olivier Altmann, cofondateur d'Altmann+Pacreau. «Les Millennials, en particulier, sont en demande de ce que l'on appelle l'“higher purpose” [visées plus élevées] et sont prêts à boycotter les marques qui n'offrent pas ce supplément d'âme», analyse Corentin Monot, directeur du planning stratégique de CLM BBDO, qui cite en exemple «Dirt is good» d'Unilever ou «Beyond beauty» de Dove, et toutes ses déclinaisons.

 

Une humanisation, toute en chairs vibrantes et chaudes larmes, particulièrement bienvenue, «dans le cas de marques de la technologie, comme Google, Apple ou Intel, potentiellement un peu froides, note Vincent Garel, directeur des stratégies chez TBWA Paris. Une façon de rappeler leur contribution à l'enrichissement de la vie affective et émotionnelle de leur public.»

 

«L'allongement des contenus joue beaucoup, souligne Olivier Altmann. Autant il est difficile de construire une émotion juste et sensible en trente secondes, autant le web autorise un discours plus proche du court-métrage, avec une véritable construction dramatique.» Et un fort potentiel de viralité. «Si ça touche, ça partage, résume Stéphane Xiberras. «Le sadvertising se situe dans la mouvance User-Generated Content [contenu généré par les utilisateur] comme les vidéos «People are awesome» [les gens sont géniaux], vues des millions de fois sur You Tube, remarque Alexander Kalchev, directeur de création de Romance, nouvelle enseigne du groupe DDB. Il est difficile de résister à l'appel des vues sur Internet.»

 

Les Anglo-Saxons adorent, les Français pas du tout

 

Pour déferlante qu'elle soit, cette vague d'hyperémotivité publicitaire reste largement anglo-saxonne, rappelle Corentin Monot: «C'est une question de rapport au premier degré, aux bons sentiments, qui ne sont pas stigmatisés.» Au-delà des histoires de petits enfants trop mignons et de belles familles aimantes, il n'est pas interdit non plus de titiller la fibre patriotique: lors des derniers Super Bowl, les téléspectateurs avaient le menton qui tremblait devant le retour des soldats de Jeep, l'ode aux fermiers des véhicules utilitaires Ram… Impensable en France. «Il existe chez nous une forme d'aversion à utiliser les procédés larmoyants qui, du coup, vont être perçus comme du cynisme. Le Français cherche toujours l'intention derrière le message», considère Olivier Altmann. «En France, on ne prise guère le mélodrame, y compris au cinéma: il n'existe pas de Love Story français. Quand pathos il y a, il se doit de prendre la forme d'une comédie ou d'un drame hyperréaliste», confirme Vincent Garel. Corentin Monot, lui, se souvient de cette publicité pour les aliments canins César mettant en scène un vieux monsieur qui allait se recueillir sur la tombe de sa femme avec son chien: «Plébiscitée en Grande-Bretagne, elle a très mal passé les tests en France, où elle n'est jamais sortie.»

 

Eternel esprit français, excellemment résumé par cette phrase de Beaumarchais: «Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.» Pour autant, Emma Fric, de Peclers, est convaincue que «cette expression des émotions s'accompagne d'un nouveau rapport au monde, mais aussi aux autres». Elle cite pêle-mêle le L.O.V.E. Program du Manhattan College, un projet social et humanitaire, l'exposition The Happy Show qui s'est tenue à la Gaîté lyrique jusqu'en mars 2014, mais aussi «la notion économique du Care, fondée sur la solidarité, ou le succès de films comme La Vie d'Adèle ou Amour, qui parlent sans fards de sentiments forts». Selon la chercheuse, qui reprend le titre d'un ouvrage de l'économiste Jeremy Rifkin, on ne serait qu'aux prémices d'une «civilisation de l'empathie, marquée par l'entraide et l'authenticité des rapports humains». De quoi sécher ses larmes?

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