Eclaireurs, intermédiaires, passeurs, rêveurs de possibles… les artistes nous aident à décrypter la complexité du monde. Un langage universel qui intéresse de près les acteurs du changement, les institutions et les marques.

Ils sont visionnaires. Éclaireurs, lanceurs d’alerte, intermédiaires, passeurs, les artistes nous aident à décrypter la complexité du monde. Communicants hors pair car maîtrisant le langage du sensible et des émotions, seraient-ils le dernier recours pour changer le monde ? Ils sont quoi qu’il en soit de plus en plus nombreux à inscrire leurs œuvres aux confins de l’art, du militantisme et de l’éveil des consciences. Yann Toma, par exemple, est l’artiste accrédité par les Nations unies pour relayer la COP21, la conférence sur le climat organisée à Paris en décembre 2015. Depuis une vingtaine d’années, il a axé son œuvre sur la concentration de « l’énergie artistique », la lumière, les réseaux… En 2011, lors de la catastrophe de Fukushima, au Japon, son exposition participative Dynamo-Fukushima a réuni au Grand Palais plus de 17 000 personnes en près de 22 heures. Les visiteurs pédalaient sur des vélos, installés par centaines, pour illuminer la verrière du musée et transmettre aux sinistrés un rayon de lumière.

Cette volonté de diffuser un message efficaceet universel est aussi ce qui anime Olafur Eliasson. En partenariat avec le géologue Minik Rosing, l’artiste a conçu une opération coup de poing fin octobre sur la place de l’hôtel de ville de Copenhague, où il a importé 100 tonnes de glace du Groenland correspondant au volume de celle qui fond chaque centième de seconde dans le monde. Douze blocs sculptés étaient disposés en cercle, le temps que l’œuvre fonde, à l’image du cadran d’une montre. « J’espère que les gens toucheront la glace et seront touchés par elle. En art, la perception et l’expérience physique sont les pierres angulaires, explique l’artiste. Elles peuvent aussi être utilisées comme des outils pour créer un changement social. »

« L’artivisme » ou l’action de militer à travers l’art pour démocratiser des idées d’avant-garde n’est pas un phénomène nouveau, à l’instar du mouvement dada dans les années 1920 ou du mouvement des peintres muralistes mexicains qui aspiraient, à la suite de la révolution, à un art populaire et pédagogique, voire propagandiste. Ce qui change aujourd’hui, c’est la complexité des enjeux contemporains, globaux et interconnectés. Et le rôle fondamental de l’artiste pour décrypter et simplifier les messages à l’échelle planétaire. Face aux multi-crises environnementales, financières, économiques et sociales, l’art est un formidable outil d’éveil, de diffusion d’idées nouvelles, de quête de sens et de réenchantement du monde. L’artiste, sorte d’interprète universel, possède cette habilité à s’adresser aussi bien aux élites qu’aux masses. C’est dans cet état d’esprit que l’exposition itinérante Food, inaugurée fin octobre 2014 à Marseille, a mobilisé des artistes venus des cinq continents sur le thème de l’alimentation et ses trois piliers : produire, manger, consommer.


Au-delà d’un langage universel, l’art parvient aussi à réveiller le désir, à « érotiser  le discours », selon l’expression du philosophe Patrick Viveret, là où certains messages provoquent le rejet et la peur. « Les artistes sont à la fois dédramatiseurs et rêveurs de possibles, ils ont cette capacité d’entraînement », explique Amandine Lepoutre, directrice de l’agence de communication La Société Anonyme. Cette « activiste culturelle » est à l’origine du collectif AhAhAh ! et de son manifeste anti-crise, un pied de nez au système de notation financière des États, « AAA », et une réponse à la sinistrose. Le mouvement qui rassemble artistes, entrepreneurs et penseurs se veut « inventif, décalé et persuasif ». Il souhaite promouvoir l’innovation, l’audace, l’optimisme, inventer « d’autres pistes-pensées comme autant de percées vers l’avenir ». Dans son œuvre I’m not afraid, l’un de ses membres, l’artiste français Marc Turlan, montre qu’il fait partie de ceux qui, au milieu d’un brouhaha médiatique anxiogène, résistent et assènent qu’ils n’ont pas peur. Dans une vidéo, sa voix se superpose à celles, monocordes, des journalistes du monde entier annonçant de mauvaises nouvelles. Lui, répète à la manière d’un mantra : « I’m not afraid », « Je n’ai pas peur », « No tengo miedo »… Ce travail est symptomatique d’un mouvement artistique de fond cultivant la résilience, à l’image de L’échappée belle, une exposition du collectif AhAhAh ! organisée au Grand Palais en juin 2013 où l’œuvre de Marc Turlan était exposée.

Réapprendre à rêver. Retrouver sa liberté et son regard d’enfant, c’est ce que propose de son côté l’artiste Yacine Ait Kaci. Membre lui aussi du réseau AhAhAh !, sa manière de changer le monde se résume à un carnet, un feutre noir et un smartphone. Trois fois par jour, son personnage Elyx offre une petite histoire du quotidien oscillant entre image réelle et dessin de circonstance. L’interaction d’Elyx avec la réalité, sa moquerie bienveillante, sa désinvolture de petit bonhomme sans nez ni cravate « pour que tout le monde puisse s’y identifier » provoquent des milliers de « j’aime », « cœur » et autres « favoris » sur Facebook, Instragram et Twitter. Riche de ses coups de feutres noirs, il provoque la bonne humeur, à l’image de cette photo postée de lui trinquant avec une coupe de champagne, au Centre Pompidou, à côté du panneau d’exposition  «Duchamp »  avec « -agne ! » ajouté sur le carnet. S’il plaît tant, c’est parce que pour lui, rien n’est grave. Tout est possible. Ce qu’il nous raconte vraiment ? Que c’est notre façon de voir le monde qui change le monde. Nos pensées créent la réalité. « Sourire est une façon d’être au monde… Quoi qu’il arrive, il nous reste cette capacité de résilience », confirme-t-il.

Fondatrice d’Ethicity et experte en marketing durable, Elizabeth Reiss est elle aussi convaincue que l’art est un important levier de changement des représentations et des comportements. Dans cette idée, elle s’est associée à Coal. Cofondée par Loïc Fel, responsable du développement durable de BETC, cette association mobilise, dans un esprit pluridisciplinaire, les artistes et les acteurs culturels sur les enjeux sociétaux et environnementaux en collaboration avec les entreprises, les institutions, les scientifiques et les ONG. En 2014, Ethicity a notamment signé un partenariat avec les artistes Lucy + Jorge Orta, créateurs du premier drapeau de l’Antarctique, emblème supranational des droits de l’homme et hommage au traité international visant à protéger ce continent.

Mais ensuite, comment passer à l’action ? « Les artistes deviennent des accélérateurs du changement dès lors qu’ils intègrent les enjeux actuels et sont dans un acte de cocréation avec les autres parties prenantes. C’est cette collaboration entre acteurs qui fait bouger les lignes », déclare Alice Audouin. Cofondatrice de Coal, elle est à l’initiative de Art of Change 21. Cette association réunit 21 artistes, entrepreneurs et jeunes venant du monde entier. Fin novembre, à la Gaîté Lyrique, à Paris, ils ont planché durant deux jours pour concevoir des actions de communication innovantes destinées à mobiliser les citoyens sur le climat, à la veille de la COP21. Parmi leurs idées : faire du masque anti-pollution le moyen de ralliement et d’expression des conséquences du réchauffement climatique, via notamment le site Maskbook.
« Cette approche tend à dépasser les habitudes militantes et à mobiliser le grand public par l’innovation et la créativité. Elle propose à chacun d’être acteur du changement », explique Alice Audouin qui, tout comme Amandine Lepoutre, pense que le changement passe par la libération de la créativité individuelle et collective. Les artistes, acteurs du changement, sont aussi d’incroyables atouts pour les marques qui les intègrent dans leur processus de responsabilité sociale d’entreprise. Nespresso a ainsi mis en place un partenariat avec les Beaux-Arts pour créer un sac de recyclage de capsules après avoir organisé l’exposition « Chants de café », sur les quais de Seine, où le regard du photographe Reza se posait sur les petits producteurs de café. De quoi réenchanter une publicité classique de plus en plus rejetée ? En se rapprochant des artistes, certaines marques cherchent elles aussi à réenchanter le monde.

Dans ce contexte, pas étonnant que Yacine Ait Kaci leur plaise. Hermès et Lanvin l’ont déjà approché. Et le magazine Air France lui a donné carte blanche pour « hacker » le numéro de décembre, tiré à 450 000 exemplaires. La force de cet artiste, c’est cette capacité à changer le système de l’intérieur en travaillant en collaboration avec des interlocuteurs très différents, dont l’Institut des Futurs souhaitables (IFs). Ce dernier, cofondé par Mathieu Baudin, historien et prospectiviste, initiateur de la « confrérie des conspirateurs positifs », souhaite à son tour réintroduire l’imaginaire de l’art dans les sphères du pouvoir comme dans la rue pour provoquer le changement. L’un de ses projets : une campagne « clean art » sur les murs de Paris avec des slogans optimistes, comme « La fin d’un monde n’est pas la fin du monde », « Hacker vaillant rien d’impossible », « Le meilleur est Avenir »… Le 12 décembre dernier, il a proposé de fêter l’optimisme et l’action dans une soirée « coming out ». Ses thèmes : art, propagande positive et communauté audacieuse, comme un clin d’œil à cette cocréation entre artistes, communauté d’acteurs du changement et autres faiseurs de possibles.

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