Le digital a transformé l’industrie de la musique mais aussi le musicien, appelé à devenir son propre responsable marketing. Alexis Botaya décrypte cet homme-orchestre de la génération slash, qui doit sa survie au financement collaboratif.

L’avènement du digital a bouleversé l’industrie de la musique. De sa distribution à sa conception, les nouvelles approches se multiplient. Parmi elles, Band Square, une plateforme permettant l’organisation de tournées participatives. Les fans d’un artiste votent et pré-réservent leur place pour le faire venir dans leur ville. Lorsque le nombre de réservations est suffisant, l’événement est confirmé et les spectateurs sont débités. Band Square propose ainsi des expériences live inédites à cocréer ou à partager avec les artistes. Du crowdfunding appliqué aux tournées. Mais le digital a également bouleversé la façon de « faire » de la musique. à peu près tout le monde peut en effet aujourd’hui s’improviser artiste-musicien en se formant à l’utilisation de deux ou trois outils hyperaccessibles.
Dans ce secteur comme dans celui de la photographie, les « pro-am », toujours plus nombreux, sont au monde professionnel ce que les prosumers sont au monde de la consommation manufacturée : des professionnels-amateurs qui montent en compétence sur un sujet, prennent position et interviennent dans l’élaboration d’une offre de produit ou de service. Cet esprit « maker » et « do it yourself » est caractéristique des nouveaux modes de création. Ainsi, le titre Somebody That I Used To Know du musicien australo-belge Gotye, classé au top 10 dans 30 pays et vendu à 11,8 millions d’exemplaires, a été enregistré dans sa maison à Melbourne… Mais Gotye n’a pas tout vendu depuis son garage. « Il a eu besoin d’autres structures établies pour prendre le relais », explique Chloé Julien, fondatrice de Band Square. Les majors ne sont en effet jamais très loin. « On a plus de chances de signer un contrat en major lorsque l’on s’est déjà assuré une fanbase digitale via You Tube, Facebook, etc. » Logique : l’entreprise limite les risques et repère les nouveaux talents à travers leur nombre de fans. « Ceux qui innovent aujourd’hui dans leur approche marketing et dans la diffusion de leur musique commencent par cela : une bonne maîtrise de leurs fanbases via les réseaux sociaux. » De ce fait, l’artiste devient son propre responsable marketing : « Ils sont créateurs et diffuseurs de leur contenu », résume Chloé Julien. La désintermédiation reconcentre ainsi toutes les fonctions entre les mains du seul créateur.
Suzanne Combo est la secrétaire générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM), un think tank qu’elle a fondé en 2013 avec trois autres artistes, Axel Bauer, Issam Krimi et Kent, pour accompagner la filière dans l’évolution du métier. « Le phénomène digital modifie le rapport des artistes à leur création, affirme-t-elle. Ceux-ci doivent non seulement savoir se servir d’un logiciel d’enregistrement et avoir un talent musical mais aussi être omniprésents sur les réseaux sociaux, assurer leur communication, contrôler leur image… L’artiste 2.0 est créateur, vidéaste, photographe, communicant, acteur, mannequin, entrepreneur, geek et ingénieur du son ! Il doit maîtriser de plus en plus de maillons de la chaîne de son projet. Ce qui le distrait de sa vocation première : créer, inventer, interpréter. »
Fini les musiciens maladivement timides, découverts et poussés par un imprésario intuitif ? La musique suit-elle le même chemin que l’art contemporain, où les artistes sont devenus des spécialistes du marketing de leurs propres œuvres et de leurs performances ? Ce qu’on pourrait penser être un affranchissement ne serait-il qu’un leurre au profit des majors ? De fait, les plateformes de diffusion massive telles Spotify ou Deezer ne sont pas les démarches alternatives que l’on pourrait croire, permettant de contourner les archaïsmes d’un système de diffusion caduque. Certaines majors sont déjà en effet au capital de ces plateformes, comme c’est le cas pour Spotify. Elles joueraient donc un double jeu. « Elles asphyxient les plateformes en vendant leurs catalogues à des prix prohibitifs sans reverser cette recette à leurs artistes », affirme Suzanne Combo. De plus, l’offre musicale est pléthorique et peu d’entre eux parviennent à sortir du lot. « Sur 20 millions de titres présents sur Spotify, 10 millions n’ont jamais été streamés ! », rappelle Suzanne Combo. L’artiste serait donc perdant à tous les coups, sans que l’on puisse sortir d’un modèle finalement assez traditionnel. Chloé Julien confirme : « Sans émergence d’un modèle de rémunération aussi avantageux qu’auparavant pour les artistes, la dématérialisation des supports physiques reste un problème. »
Alors que le streaming poursuit sa progression (il représente désormais 53 % des revenus numériques) et que le téléchargement est en perte de vitesse (selon le Wall Street Journal, Itunes enregistrerait une baisse de 13 à 14 % de ses ventes sur l’année écoulée), on voit naître de nouveaux modèles de distribution du côté de l’économie collaborative et du « crowd », dont le succès doit beaucoup à l’explosion du digital. Mais le crowd est porteur d’un autre enjeu plus fondamental encore. « En France, My Major Company a créé un précédent dans le crowdfunding de production phonographique, mais la structure n’était qu’une réplique d’un label habituel. Cela a pris une autre tournure avec l’émergence des plateformes généralistes telles que Pledge Music, Kickstarter ou Kiss Kiss Bank Bank, sur lesquelles les dons effectués pouvaient avoir une contrepartie financière tout en laissant indépendance au créateur, puisqu’il n’y avait aucun label derrière », rappelle Chloé Julien. Garder le pouvoir sur sa création : voilà le véritable apport du financement participatif dans l’industrie de la musique. « L’artiste peut choisir ses équipes et faire appel à différentes start-up, chacune spécialisée dans un domaine, afin de recréer un écosystème autour de son projet. On entre dans une relation de partenariat entre artiste et entrepreneurs, donc de respect et de partage des risques comme des revenus », complète Suzanne Combo. Des modèles plus collaboratifs qui, si les artistes ont encore des difficultés à diffuser seuls leur contenu, cohabiteront probablement avec les modèles plus classiques. Avant de s’y substituer ?

 

A propos de l’auteur
Alexis Botaya est le cofondateur de Soon Soon Soon, une plateforme de détection d’innovation crowdsourcée. Grâce à un réseau de plus de 1 200 éclaireurs présents dans 15 pays, Soon Soon Soon détecte les meilleures innovations du moment et les partage avec ses lecteurs dans une newsletter. Il réalise également pour ses clients – marques ou agences
de communication – des cahiers d’innovations sectoriels pour mieux les aider à identifier des pistes de création et de développement stratégique.

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