Nestlé, Shell, Lego, Zara, Petit Navire… Plusieurs entreprises subissent les attaques de Greenpeace. L’arme de l’ONG ? Une communication savamment orchestrée qui malmène un bien précieux : la réputation des marques. Retour sur les méthodes à succès de l’association avec son directeur général, Jean-François Julliard.

Greenpeace s’est longtemps attaqué aux seuls décideurs politiques. Pourquoi se focaliser aujourd’hui sur les entreprises ?
Jean-François Julliard. Greenpeace a été créé en 1971. à cette époque, nos campagnes demandaient aux gouvernements de cesser certaines pratiques comme la chasse à la baleine ou les essais nucléaires. Cette stratégie était efficace. La prise de conscience environnementale était moins forte.

Qu’est-ce qui a changé ?
J-.F.J. Progressivement, nous nous sommes rendu compte que certains gouvernements ne réagissaient plus ou que d’autres, plus autoritaires, nous fermaient leurs portes, nous empêchant d’agir sur certaines régions. Mais c’est surtout la conférence de Copenhague sur le climat, en 2009, qui a changé la donne. Nous avons alors vu l’incapacité des Etats à prendre collectivement les mesures qui s’imposaient. D’où l’idée de se tourner vers les grandes entreprises : Nestlé sur le sujet de la déforestation, Volkswagen sur les émissions de dioxyde de carbone, Shell pour le forage en Arctique.


Comment choisissez-vous vos cibles ?
J-.F.J. Nous avons des stratégies de campagne à moyen et long terme sur nos grandes thématiques : le climat, l’énergie, l’alimentation, la forêt, l’océan… Pour chacune d’entre elles, nous identifions des acteurs clés. En ce moment, nous menons en France une campagne sur le thon en boîte qui fait l’objet de pratiques de pêche détruisant les ressources marines. Après un long travail de collecte d’information et d’étude de marché, nous isolons les marques qui les mettent en œuvre.


En quoi Petit Navire est-il plus responsable que Saupiquet ?
J-.F.J. Elle ne l’est pas plus mais autant. Toutes deux utilisent des dispositifs de concentration de poissons, dits DCP, qui attirent dans leurs filets de nombreuses espèces qui sont ensuite rejetées vivantes ou mortes. Petit Navire appartient à un grand groupe international, MW Brands. S’il modifie ses pratiques de pêche, cela aura un impact majeur sur le secteur. Idem pour Volkswagen. Son parc automobile émet beaucoup de CO2 mais il est aussi le principal constructeur européen. Qu’il bouge et les autres marques seront obligées de s’aligner. Il faut aussi qu’une marque soit connue, appréciée.


Plus il y a de l’affect, mieux c’est ?

J-.F.J. Notre plus grand levier d’action, c’est la mobilisation du grand public. À l’origine, nous visions de grandes compagnies, d’importants producteurs d’huile de palme type Golden Agri-Resources. Mais qui les connaît, qui va se sentir concerné ? Nous sommes bien plus efficaces en ciblant de grandes marques qui font appel à ces fournisseurs. Toutes sont sensibles à leur image, à leur réputation, à l’opinion des consommateurs. Et lorsqu’un groupe aussi puissant que Nestlé demande à ses fournisseurs d’être plus respectueux de l’environnement, ils n’ont pas le choix, ils s’exécutent.


Prévenez-vous les marques avant de les attaquer sur la place publique ?

J-.F.J. Il n’y a pas de règle unique. Oui, nous les rencontrons avant systématiquement, oui, il y a des discussions au préalable, mais je n’ai pas intérêt à tout vous raconter…


Une discussion peut-elle suffire à faire évoluer l’entreprise ?

J-.F.J. Cela s’est produit en Italie sur le textile. Mais cela faisait suite à notre campagne Detox contre Zara, Adidas, Levi’s et Nike, qui dénonçait l’utilisation dans leurs produits des substances chimiques dangereuses pour l’homme et l’environnement. Sans cette campagne au préalable, je ne suis pas sûr qu’une entreprise du secteur eût été sensible à nos propos…


Avez-vous connu des échecs ?

J-.F.J. Oui. Sur le secteur pétrolier, par exemple, nous avons tenté beaucoup de choses depuis deux ans sans réussir à faire évoluer suffisamment la situation en Arctique, où nous demandons aux grandes compagnies comme Shell d’arrêter les forages en mer. Mais la campagne n’est pas terminée et nous gagnons du terrain. Nous avons ainsi réussi à ce que le sujet soit abordé dans toutes les tables de discussion et au plus haut niveau. L’idée est de convaincre les Nations unies d’adopter un traité de préservation globale de l’Arctique. Le point final de cette action, c’est celui-là.


Pourquoi avoir choisi d’attaquer Lego pour toucher Shell ?
J-.F.J. Nous avons commencé par des missions d’interposition. Des bateaux de l’association se sont mis devant des navires travaillant pour Shell. Nous avons publié des rapports, mené plusieurs actions de communication, occupé leurs locaux dans plusieurs pays. Mais cela n’a pas suffi. Lego est venu comme un outil de campagne complémentaire nous permettant de toucher un public différent et plus nombreux. L’entreprise avait un accord commercial historique avec Shell. Sur 2012-2013, l’équivalent publicitaire de ce partenariat est estimé à 116 millions de dollars pour la compagnie pétrolière. Notre film montrait un jeu de Lego englouti par des nappes de pétrole. C’était un moyen d’affaiblir Shell.


Lego bénéficie également d’un fort capital sympathie… Quelle a été sa réaction ?
J-.F.J. Sa première réaction a été de dire : « C’est injuste, nous n’y sommes pour rien. » Or la responsabilité des entreprises existe et elle concerne autant ses pratiques que celles de ses fournisseurs, de ses partenaires commerciaux et de ses sous-traitants. En 2013, lors de l’effondrement de l’immeuble au Bangladesh, les marques disaient aussi : « Ce n’est pas nous. » Mais ce n’est plus possible.


En régissant, les entreprises n’ont pas toujours les bonnes réactions. Leurs erreurs vous ont-elles été profitables ?
J-.F.J. Oui, souvent. Nestlé, par exemple, s’est montré agressif et peu enclin à la discussion avec les internautes. Cette réaction est exactement ce qu’il ne faut pas faire. C’est devenu un cas d’école. D’autres ont tenté de faire interdire nos films, comme Volkswagen via Lucasfilm. Or c’est la pire des réponses. Le simple fait de vouloir nous censurer renforce l’envie de voir nos campagnes et de comprendre notre action. Nestlé est devenu à cette occasion un cas d’école, l’exemple même des attitudes à ne pas avoir en matière de communication digitale. Les marques ont tout intérêt à communiquer à cette occasion. Si elles le font intelligemment, cela peut se transformer pour elles en opportunité de développement.


Comme pour Nestlé qui, depuis, est devenu expert en communication digitale. Il paraît que le groupe vous remercie…
J-.F.J. C’est la direction du développement durable qui nous a remerciés d’avoir fait progresser les mentalités en interne sur ces sujets. D’autant que notre campagne ne leur a pas fait perdre de bénéfices. In fine, nous ne sommes pas là pour couler les entreprises mais pour minimiser leur impact sur l’environnement.


Suite à vos actions, Lego a fini par rompre son accord avec Shell, Nestlé a lancé une politique « zéro déforestation », Volkswagen et Zara ont pris des engagements. Doit-on s’en féliciter ou regretter qu’ils portent sur 2020, 2030 ?
J-.F.J. Certes, les engagements sont pris sur le long terme, mais il faut être réaliste. Sur le textile, il est impossible de changer une chaîne d’approvisionnement du jour au lendemain. Idem pour l’automobile. Pour être efficaces, nos demandes doivent être atteignables. Pour le thon, nous demandons par exemple d’utiliser d’autres techniques de pêche qui existent d’ores et déjà, pas de ne plus pêcher de thon. Mais l’un de nos soucis, après cette première victoire, est bien d’assurer le suivi des engagements pris.


Comment travaillez-vous vos campagnes ?
J-.F.J. Greenpeace France a un pôle créatif intégré, à l’image d’une agence de communication, avec un directeur artistique, un graphiste, un concepteur rédacteur, un responsable photo. Quand nous n’avons ni les compétences ni les moyens, nous nous tournons vers l’extérieur. En France, DDB est un partenaire de longue date.


Greenpeace prône la communication non violente mais aussi la confrontation et l’engagement physique. Contradictoire, non ?
J-.F.J. Greenpeace est né d’un combat écologique et pacifiste contre les essais nucléaires militaires. Sa mission consiste à protéger l’environnement et promouvoir la paix. Nous agissons sur le terrain pour donner un coup de projecteur sur une situation. Nous pouvons nous interposer, occuper un espace avec des banderoles, mais sans bagarre. Pour nous, la non-violence est la plus puissante de toutes les armes.


Cela vous permet aussi de montrer, via des images souvent fortes, que l’agressivité vient de l’autre. L’attention des médias est-elle plus difficile à obtenir aujourd’hui ?

J-.F.J. Sur certains sujets, effectivement. Quand Greenpeace lance une action spectaculaire, tout le monde en parle. En revanche, quand il s’agit de proposer des alternatives et des solutions dans une approche positive et constructive, les médias sont moins présents. Or dans l’ensemble, nous passons plus de temps à travailler sur la partie solution que sur la partie dénonciation.


Comment sont perçues vos actions de communication ? Les militants apprécient-ils ?

J-.F.J. Oui, si l’on en juge par le nombre croissant d’adhérents à Greenpeace France. Chaque année, ils sont 5 à 10 000 à nous rejoindre. Et il y a une vraie fidélité des militants. Certains sont là depuis 10, 15 ans.


Vous arrive-t-il de travailler pour les entreprises ?
J-.F.J. Nous n’avons pas le droit dans nos statuts de recevoir de subventions d’une entreprise. Notre budget provient à 100 % de dons de particuliers. En revanche, nous pouvons à sa demande l’accompagner, lui proposer des solutions, faire des recommandations, mais cela ne passe jamais par un partenariat formel ou financier.


Vos méthodes de collecte de fonds ont-elles évolué ? Quelle est votre stratégie ?

J-.F.J. Nous continuons à faire des mailings papier, même si la collecte de dons en ligne prend de plus en plus de place. Mais notre première source de recrutement reste nos équipes sur le terrain. Elles s’installent dans les rues, dans les villages, avec des stands et des animations. Avec Amnesty International, nous sommes les seuls à avoir internalisé cette démarche. La collecte est faite par des salariés de Greenpeace France, soit une soixantaine de personnes au total. Du coup, il y une vraie adhésion à la cause. Ils sont plus convaincus et donc forcément plus convaincants…


L’intérêt pour l’écologie a-t-il baissé ?
J-.F.J. Oui, les gens ont d’autres soucis mais dans le fond, ils ne sont pas moins sensibles à l’environnement. D’autres questions sont devenues plus importantes et plus urgentes, comme le chômage et la grande précarité.


Quelles actions envisagez-vous à la veille de la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris en 2015 ?
J-.F.J. A la différence de la COP15 de Copenhague, nous ne nous disons plus que ce rendez-vous est l’échéance finale, et que si aucun accord n’est trouvé, c’est la fin du monde. Beaucoup d’initiatives sont prises aujourd’hui sans attendre les décisions des gouvernements. Des initiatives sociales, économiques ou scientifiques qui contribuent à lutter contre le dérèglement climatique. Aujourd’hui, le développement dans les énergies renouvelables se fait avec ou sans les chefs d’Etat. Beaucoup de nos actions sont ainsi adressées directement au citoyen. Nous allons montrer la mobilisation des individus mais aussi des grandes entreprises : Ikea et Philips se sont engagées sur des politiques 100 % renouvelables à l’horizon 2020.

On en revient à l’entreprise…
J-.F.J. Sur la question du climat, elles ont clairement une longueur d’avance sur les gouvernements.

 

Ancien journaliste, Jean-François Julliard est depuis 2012 directeur général de Greenpeace France, une ONG au budget de 15 millions d’euros, comprenant 160 000 adhérents et 70 salariés. De 2008 à 2012, il a été secrétaire général de Reporters sans frontières, où il est entré en 1998.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.