Théâtre
Les assistants virtuels envahissent les pièces de théâtre. Chez Frédéric Deslias, la machine est sensible, amoureuse, mais omnisciente. Chez Kaori Ito, elle est tour à tour comique et morbide… Un motif tendance qui cache difficilement une critique acerbe de la société du tout technologique.

[Cet article est issu du n°1950 de Stratégies, daté du 17 mai 2018]

 

« Elle gagne la salle de bains, s'assied sur la lunette des toilettes, urine. J’opère une analyse comparative sur les 30 derniers jours, ne saisis aucune aggravation de son taux de glycémie. Ça me rassure. »

À travers la pièce Soft Love, adaptation du roman du philosophe Éric Sadin par le metteur en scène Frédéric Deslias, le spectateur entre dans l’esprit d’un assistant virtuel. Peut-être celui de Siri, Alexa, ou Google Home... Sur scène, une actrice et une voix off. Celle du système intelligent qui observe sa maîtresse, qui connaît tout d’elle et l’accompagne à chaque instant de son quotidien. Domotique, santé, environnement de travail, déplacements, offres promotionnelles, consommations diverses... Il est omniscient et anticipe chaque désir. Et, comme en écho inversé du film Her de Spike Jonze (avec Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson, sorti en France en 2014), il semble amoureux de sa propriétaire.

Le regard de l'assistant vocal

« Je voulais mettre en scène le regard de cet assistant numérique et le filtre virtualisé par lequel il entrevoit la réalité », dévoile Frédéric Deslias, du collectif « Le Clair Obscur », un groupe d'artistes et de développeurs œuvrant au croisement entre arts vivants et arts numériques. « J’explore les dispositifs numériques et les environnements immersifs dans le spectacle depuis longtemps... Travailler sur le motif de l’assistant virtuel m'a permis de véritablement incarner tous ces dispositifs ». Et le résultat est saisissant : le spectateur est plongé dans le cerveau du processeur, avec les bruits de machine, les sons d’informatique et les éclats de mécanique qu'ils supposent. En revanche, en plateau, le réel est appauvri, vide, juste symbolique. « L'idée était de recréer une forme de studio, dessiné par l’artiste 3D Hugo Arcier, explique le metteur en scène. Tout devait passer par la voix du système informatique. C’est lui qui contrôle tout : quand il prononce certains mots, il active des mécanismes sonores, lumineux ou vidéo... »

Siri, générateur d'humour

Une autre pièce mettant en scène un agent virtuel, Robot, l’amour éternel de la danseuse et chorégraphe japonaise Kaori Ito, place également la voix au centre de la narration scénique. L’assistant y déclame le journal de bord de l’artiste, heure par heure. Sur le plateau, elle est comme téléguidée par ces paroles, auxquelles elle répond avec le corps. Mais tandis que Frédéric Deslias utilise la voix d’un acteur « anthropomorphe » pour jouer son assistant vocal, Kaori Ito a opté pour la voix de type « Audrey » de Siri, l’application à commande vocale présente dans les appareils d’Apple. « J’ai choisi ce ton légèrement enjoué pour rendre toute chose positive. Ce contraste est générateur d’humour. Comme quand elle prononce “Je suis déprimée” de sa voix blanche de code informatique... C’est intéressant de faire décortiquer froidement ses émotions personnelles par un robot », explique la chorégraphe. 

Après avoir dansé en duo avec son père puis avec son compagnon, Kaori Ito aborde avec cette dernière pièce les thèmes de la solitude et de la mort. À travers la présence de Siri, l'artiste cherche « la charnière entre l'humanité et l'inhumanité, entre l'animé et l'inanimé ». « Petite, j'avais très peur de la mort. Je gardais un enregistreur constamment avec moi pour conserver tous les bruits qui m’entouraient, afin que mes proches sachent où j’étais, si je venais à trépasser. J’ai gardé cette obsession de l’archive », confie l’artiste dont la pièce questionne précisément cette manie contemporaine de tout sauvegarder dans nos smartphones ou dans le cloud. « Toutes ces données subsisteront sur internet après notre mort, et pourront continuer à être ainsi lues par des robots... » En filigrane, Robot, l’amour éternel dénonce la domination de l’homme par ses machines qui connaissent tout de lui et son obéissance passive. L’assistant personnel sur scène est un prétexte pour dénoncer le paroxysme de la société de surveillance.

La manière douce
Même impression devant Soft Love. Parce que le texte d’Éric Sadin n’est pas seulement un roman d’amour. Il pointe du doigt les effets pervers de l’innovation à tout prix : la collecte des données personnelles, les algorithmes prédictifs... Ou comment nous sommes invités à confier de plus en plus nos fonctions cérébrales à des sociétés privées. Le titre même de l’ouvrage suggère la douceur, quelque chose qui agit de manière insidieuse. Le texte évoque moins la révolte que la passivité de l’être face aux nouvelles technologies qui dématérialisent l’existence. « Dans mon dernier spectacle, le numérique contrôlait les danseurs via des ordinateurs qui diffusaient des impulsions électriques, rappelle Frédéric Deslias. Ici, c’est un peu le contraire, le texte parle de “décorporalisation”, de “désincarnation”. Ou comment l’assistanat numérique nous déshumanise. »

Envie de voir ces pièces ?

Les prochaines dates de Soft Love :

24 et 26 mai 2018, au MAIF Social Club, Paris (75)

17 juin, au Centre des Arts d'Enghien les Bains (95)

 

Les prochaines dates de Robot, l'amour éternel :

Du 8 au 18 mai à l’ADC Genève (Suisse)

Les 25 et 26 mai au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines (78)

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