Société
En dépit d’une notoriété qui dépasse largement son cadre originel, les marques peinent à s’emparer du phénomène. Une situation symptomatique des crispations qui entourent la culture musulmane en France.

Les chiffres sont aussi variables qu'instrumentalisés. Alors que les musulmans représentent entre 3 et 4 millions de personnes dans l’Hexagone selon un rapport de l’Institut Montaigne paru en 2016, le Pew Research Center avance de son côté un total de 5,72 millions cette même année. Soit respectivement 5,6% et 8,8% de la population métropolitaine. Un grand écart aux allures de machine à fantasmes qui ne change rien à deux réalités, convergentes celles-là: la France dispose d'une importante communauté musulmane à l'échelle européenne, et celle-ci se montre particulièrement respectueuse du ramadan.

Sujet de société

Depuis le début des années 2000, ce sont environ 70% des personnes de confession musulmane qui disent observer ce mois de jeûne rituel selon l’Ifop. Une tendance de fond -ils n’étaient que 60% en 1994- alimentée notamment par l’essor de cette pratique au sein des jeunes générations. On l’aura compris, ce sont au bas mot 2,5 millions de personnes qui ont entamé le ramadan depuis le 17 mai dernier. «C’est un des piliers phares de l’islam autour de valeurs comme la privation et la spiritualité mais aussi la famille, la générosité et le partage», rappelle Hassan Sefrioui, à la tête du bureau Afrique de Sopexa, situé à Casablanca. Une diversité qui fait dire à Haoues Seniguer, spécialiste de l’islam, que le ramadan est aujourd’hui «une pratique plus culturelle que religieuse», dans un récent article de Vice consacré au sujet. Preuve supplémentaire que le ramadan a su s’extraire de son berceau religieux, Libération y consacre cette année une rubrique spécifique intitulée «Un ftour avec», dans laquelle le quotidien national partage le repas de rupture du jeûne avec diverses personnalités. Une initiative qui fait également écho à la revue éphémère «Téléramadan», lancée en 2016 par le journaliste Mouloud Achour. De sa sphère originelle, le ramadan est donc devenu un sujet de société au sens large, avec les enjeux économiques associés.

Marché porteur

Que l’on ne s’y trompe pas. Si la pratique consiste à se priver matériellement (nourriture, eau…) entre le lever et le coucher du soleil, elle s’accompagne paradoxalement d’une consommation exacerbée à l’heure où la lune prend le relais. «Le mois de jeûne musulman est marqué par une hausse de 34 % des dépenses alimentaires des ménages, qui atteignent 434 euros en moyenne par foyer», illustre Abbas Bendali, directeur de Solis, cabinet dont les études en la matière font référence. «Durant cette période, les familles consomment majoritairement à domicile et fréquentent moins les restaurants par exemple», complète Hassan Sefrioui. Une aubaine pour les marques alimentaires? Pas forcément à en croire Jérôme Lacointa, responsable commercial externalisé spécialisé dans l’importation et la distribution en France de produits du Maghreb. «S’il profite d’une croissance annuelle de l’ordre de 10 à 15%, le marché des produits orientaux et halal reste désorganisé et bénéficie d’une hausse avant tout mécanique du fait de la démographie», constate ce dernier, qui pointe les lacunes existantes. «La catégorie du frais offre désormais une variété acceptable dans le sillage des marques ethniques ou du travail réalisé par un acteur comme Fleury Michon. Mais il existe un réel déficit au niveau des produits d’épicerie, sans même parler des boissons».

Commerce traditionnel

Un constat que viennent corroborer les résultats de la dernière étude menée par Solis. Laquelle fait apparaître une hausse de la satisfaction consommateur toujours inférieure à 50% -quoiqu’en nette hausse- mais aussi une concurrence entre grande distribution et commerce traditionnel dont le second nommé arrive encore à capter la majorité des dépenses alimentaires (54%). « Les enseignes majeures savent qu’une part très importante du business leur échappe», confirme Jérôme Lacointa. Alors que les poids lourds comme Auchan se contentent d’un catalogue annuel dédié à l’occasion du ramadan, Carrefour se démarque avec notamment quatre prospectus par an à destination des consommateurs musulmans. Une stratégie bâtie autant sur une approche locale qu’une offre adaptée à la zone de chalandise et dont le modèle, développé en Île-de-France (Drancy, Aulnay-sous-Bois…), n’a pas forcément vocation à s’appliquer à l’ensemble du territoire.

Communication ciblée

Autre faiblesse manifeste des annonceurs durant ces 30 jours clés : le marketing. Que ce soit les marques alimentaires ou des acteurs comme SFR et Western Union pour mettre en avant leurs offres dédiées, la créativité s’avère souvent être le parent pauvre en termes de communication. «Il s’agit d’une communication culturelle qui fait fréquemment appel aux mêmes éléments, que ce soit la lune ou les lanternes», détaille Hassan Sefrioui, soulignant que «l’immense majorité des prises de parole s’adressent à la figure de la mère au foyer». «Cela concerne beaucoup des PME, avec les budgets de communication correspondants», tempère toutefois Abbas Bendali. Un état de fait «préjudiciable pour le marché car la communication entraîne une valorisation des produits», regrette Jérôme Lacointa. En termes de diffusion, la stratégie s’avère en revanche légèrement plus rodée. Peu usitée car peu adaptée au ciblage des consommateurs et à la communication locale, la télévision ne joue pas les premiers rôles, au profit du digital et des médias communautaires, à l’image d’une station de radio comme Beur FM. «Le social media constitue un des canaux préférentiels car il permet d’adresser la bonne cible», constate Hassan Sefrioui, Abbas Bendali mettant également en lumière des «opérations d’affichage ciblées géographiquement ». Des freins qui ne sauraient expliquer à eux seuls cette discrétion, plus particulièrement de la part d’annonceurs importants.

Thématique sensible

Interrogées quant aux plans marketing mis en place à l’occasion du ramadan 2018, l’ensemble des marques sollicitées (Isla Délice, Réghalal, Samia, Dari, Carrefour, Fleury Michon…) n’ont pas donné suite à nos demandes. Signe que le sujet reste tabou, dans un pays où la récupération par les extrêmes -dans le sillage de la théorie du grand remplacement- semble être devenu un sport national.

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