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Il a la couleur de l'intelligence, le goût de l'intelligence… Le « simili-smart », manière de faire le malin en multipliant les références jusqu'à la nausée voire jusqu'au plagiat, se développe de façon endémique, digital oblige. Mais peut-on encore créer lorsqu'on passe son temps à copier ?

Le plagiat serait-il le nouveau cool? L’accusation, qui marquait quiconque du sceau de l’infamie, s’évacue aujourd’hui avec la plus grande décontraction. Héloïse Letissier, plus connue sous le nom de Christine & the Queens, et plus récemment, de Chris, s’est vue taxée de copie à deux reprises en quelques mois. La première fois, pour des similitudes troublantes entre son clip «5 dollars», et «Break Free», un court-métrage réalisé par l’actrice Ruby Rose. La deuxième, pour avoir utilisé, dans son titre «Damn, dis-moi», des boucles disponibles gratuitement dans Logic Pro, le logiciel professionnel de création musicale d’Apple. Reconnaissant l’«emprunt», la chanteuse s’interrogeait sans rire: «Quand Gainsbourg empruntait des mélodies à Chopin, est-ce que c’était du plagiat?». Et quand il y a de la gêne…

Le «Canada Dry de l'intelligence»

Candide copieur ou authentique petit malin? Plagiat ou hommage? Nicolas Chemla, planneur stratégique free-lance, a trouvé un terme pour définir ces pratiques de copier-coller décomplexées: le «simili-smart». «Le simili-smart est le Canada Dry de l’intelligence: on confond la référence et la profondeur», lâche le planneur, qui vient de publier un billet intitulé «Dormez tranquille : le simili-smart travaille à votre confort intellectuel». Il a détecté les principaux représentants de la contrefaçon intellectuelle dans le cinéma. «Lorsque JJ Abrams réalise Super8, il prend un film de 1984, les Goonies, en le vidant de sa substance anti-gouvernement et anti-système. De même, la série Stranger Things, toute efficace qu’elle soit, est simili-smart à l’extrême: avec pour référence ultime John Carpenter, cinéaste ultra-radical, elle ne livre aucune critique de la société, et ne fait preuve d’aucune inventivité formelle – chaque scène fait référence à un autre film. De mon côté, je me sens intelligent parce que je sais décrypter les références.» Nicolas Chemla cite la maison de production A24, «aux manettes de films de “smart horror” comme Heredité ou de faux cinéma indépendant comme Ladybird», comme figure de proue du simili-smart. «Toutes ces productions sont présentées comme une forme de créativité ultime, alors que ce ne sont que des resucées de choses hyper-créatives.» Et le planneur de poser son diagnostic sur l’inflation de cette brillance en toc: «l’avènement de la culture geek».

Tout est geek

«Les millennials ont pris le pouvoir! reconnaissent Olivier et Hervé Bienaimé, présidents et directeurs de création de 84.Paris. Les trentenaires d’aujourd’hui jouent aux jeux vidéo, utilisent leurs smartphones à longueur de journée et ont été bercés par le cinéma d’aventure des années 80 et 90. Forcément, la culture geek, qui est en réalité une nouvelle pop culture, prend une place essentielle dans notre quotidien.» Abstraction faite des omniprésents millennials, souligne Sébastien Genty, directeur général en charge des stratégies de DDB Paris: «la geekerie s’est étendue à tout le monde, dans la mesure où elle constitue une approche creusée d’un sujet a priori superficiel: on peut être un geek du barbecue, du vélo... On peut être geek de tout, et tout peut être érigé en culture. D’où cette ère du “méta”, de la citation, ce côté fétichiste de la référence culturelle…»

Jusqu’à la nausée? La mise en abyme permanente ne date pourtant pas d’hier. Umberto Eco, rappelle Manon Le Roy-Oclin, planneuse stratégique chez BETC, se penchait déjà sur le phénomène dans les années 1960-1970 à travers notamment l’étude du mythe de Superman dans diverses productions littéraires. «Il y détecte des rapports d’homologies et d’influences réciproques, à travers des reprises de modèles narratifs et culturels conventionnels, explique la planneuse. C’est ce qu’Eco appellera “le retour du déjà connu” pour les lecteurs. Ainsi, ces codes concourent à proposer les thèmes et les histoires que les lecteurs attendent. Utilisés savamment par les auteurs de romans populaires, ils donnent à leur public la possibilité de reconnaître les situations et traits répétés de leurs personnages préférés, ce qui leur procure “le plaisir régressif du retour à l’attendu”.»

Le maître du suspense himself, Alfred Hitchcock, ne répugnait pas à mêler au cyanure quelques gouttes de déjà-vu. «Le Crime était presque parfait était déjà une adaptation de la pièce anglaise de Frederick Knott, souligne Manon Le Roy-Oclin. Le film s’est ensuite fait aussi bien reprendre par la série Columbo que par un épisode des Simpsons, qui sont devenus autant de références pop-culturelles à leur tour. Des clins d’œil tout en diversité, alors qu’Hitchcock lui-même n’excluait pas de s’auto-citer, en déclarant : “Self plagiarism is style” (“l’auto-plagiat, c’est le style”)

«Putassier-chic»

Intertextualité, j’écris ton nom… «Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur», énonçait Philippe Sollers dans ses travaux théoriques pour le groupe Tel Quel. Autrement dit, comme le résume Sébastien Genty, «Les Beatles sans Elvis n’existent pas. Beyoncé sans Diana Ross n’existe pas. Pour les DJ, le “scratch” reste un héritage.» Avec néanmoins une évolution, selon le planneur : « Ce qui est nouveau, c’est le mélange des genres entre culture haute et culture basse. La Tate Modern demande aux Chemical Brothers de créer des œuvres musicales, tandis que la Galerie Perrotin ouvre à New York avec Alicia Keys et JR et que Beyoncé tourne un clip au Louvre devant la Joconde. Pierre Richard a fait l'objet d'un Thema sur Arte alors qu’à la grande époque de l’acteur, les Cahiers du cinéma n’en auraient jamais parlé… Le digital entraîne un écrasement du temps, un écrasement de la culture. »

Pour le meilleur, mais surtout pour le pire. «Ce que nous pouvons observer, c’est que le monde d’aujourd’hui a incontestablement perdu la naïveté qui pouvait alimenter les créations populaires des années 80, et que la production a perdu en originalité», regrettent Olivier et Hervé Bianaimé. Nicolas Chemla, quant à lui, se montre pessimiste sur les conséquences du simili-smart. «Lorsqu’on voit le succès de séries comme Stranger Things, on peut se poser la question du rôle de la créativité… A-t-on vraiment besoin d’être créatif aujourd’hui, lorsqu’on voit que même les cibles informées tombent dans le panneau? L’on se rend compte que la grande majorité des gens se satisfont du simili-smart qui envoie tous les signaux du film intelligent – bande-son branchée, image filtrée à la Instagram – et suffit à flatter les egos, avec un côté très “putassier-chic”, sans chercher à aller plus loin…»

L'algorithme dans la pop

Certes, à ce tarif-là, pourquoi s’abîmer dans les affres de la création? Netflix l’a bien compris, qui applique des recettes mitonnées grâce aux algorithmes. Pas vraiment un hasard, selon Nicolas Chemla: «Finalement, le “simili-smart” est un reflet de l’intelligence artificielle. C’est ce que le site Apar.TV appelle l’ “A-Pop”, la pop algorithmique, ou comment les algorithmes modifient nos rapports à la culture, en limitant la capillo-traction, en cochant toutes les cases recherchées.»

Or il n’est pas de réelle création sans aspérité, sans mise en danger. «Ce n’est pas le clin d’œil ou la référence qui étouffent la création, mais le manque de prise de risque et l’obligation de rentabilité», estiment Olivier et Hervé Bienaimé. C’est le plus souvent à la marge, dans le pas de côté, que naissent les grandes œuvres. Comme le rappelle Manon Le Roy-Oclin, « à l’opposé du “retour au déjà connu”, le “roman problématique” met le lecteur en guerre avec lui-même en éclatant ses schémas préconçus et la morale communément partagée. Citons par exemple le cynisme de Flaubert à l’égard de son héroïne, Emma Bovary.» In fine, pour paraphraser le poète Pierre Reverdy, «on cesse d'imiter, dès qu'on imite en mieux — l'on crée»



 

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