Culture
À l'heure de l'hyper-digitalisation du monde, la littérature devient une référence pour la publicité haut de gamme. Calligraphie, papiers et livres n'ont jamais eu autant la cote. Comme le dernier des snobismes.

De l’époque où Myriam tenait ses promesses en enlevant le haut puis le bas, à celle où Aubade révélait ses émoustillants secrets de séductions, nos grands auteurs pouvaient aller se rhabiller. Happées par le digital et la smartphonophilie, les années 2000 ont continué à snober les lettres. Et voilà qu’en cette rentrée 2018, les grands auteurs s'affichent dans le métro. « Il ne faut pas avoir peur des gens méchants, Mademoiselle, ce sont de pauvres diables comme les autres. Les imbéciles seuls sont vraiment redoutables ». La citation est d’Anouilh, et trône en lettres capitales, accompagnée d’un flacon de parfum Coco Mademoiselle. Chanel Beauté a également choisi la littérature pour sa campagne « C’est la rentrée. Révisez vos classiques ». Pendant la semaine de reprise des cours, on a pu aussi lire du Apollinaire : « J’ai tout donné au soleil. Tout sauf mon ombre » au-dessus d’un fard à paupières, ainsi que les incontournables vers de René Char « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront » surmontant un flacon de parfum Chance.

 

Icônes pensantes

L'idée de cette campagne a germé dans l’esprit de Thomas du Pré de Saint Maur, directeur général des ressources créatives parfum, beauté et horlogerie joaillerie de Chanel. « Ma mission est d'exalter l’aspect classique et avant-gardiste de Chanel. Nous n’avions pas envie de mettre en valeur une égérie. C’est intéressant et stimulant de se saisir de toutes les manières possibles de porter un message Chanel. Nous avons cherché des phrases d’auteurs qui me sont chères. Nos deux critères ? Qu’elles véhiculent des valeurs ou un tempérament proches de la marque et contiennent le nom d’un de nos produits. Et puis Coco Chanel cultivait un lien fort avec le monde artistique et littéraire. » Ironie de l'histoire, la couturière s’est toujours vantée de se tenir à distance de toute forme de communication « Je n’ai jamais fait un sou de publicité » affirmait-elle à Paul Morand dans L’allure de Chanel. De même qu’elle se méfiait de l’usage de la littérature dans le monde du luxe : « Il faut parler de la mode avec enthousiasme, sans démence ; et surtout sans poésie, sans littérature ».

Mais l’époque a changé. Et luxe et littérature scellent désormais un mariage prolifique. En 2015, Phoebe Philo, la directrice artistique qui a repositionné Céline en marque ultra-luxueuse a choisi Joan Didion, 80 ans, comme égérie. L’auteure de L’année de la pensée magique a ainsi été la première star littéraire à passer de la librairie aux studios photos. Comme si une icône pensante, en dépit de ses imperfections et de son âge, était plus inspirante qu’une top model bien carrossée. De même, Persol a embauché l’écrivain sulfureux Bret Easton Ellis, auteur de American Psycho pour vanter ses lunettes solaires. « Les maisons de luxe ont besoin de se redonner une caution littéraire. C’est une façon de réancrer le créateur de mode dans une temporalité plus longue, pour contrebalancer le rythme accru de toutes ses collections », analyse Vincent Grégoire, chasseur de tendances chez NellyRodi. Car dans une époque où les publicitaires ont perdu de leur superbe, les mots d’écrivains ont goût de parole d’évangile. Hermès avait senti le vent venir, s’évertuant depuis quelques années à ouvrir les pages de son prestigieux catalogue aux écrivains en vue. « Ce recours aux auteurs redonne leurs lettres de noblesse aux marques de luxe. Car les élites peuvent apparaître en panique, poursuit Vincent Grégoire. Doivent-elles partager le pouvoir, celui de s’exprimer avec la multitude grouillante des réseaux sociaux ? Se raccrocher aux pensants les rassurent. »


  Une cathédrale feutrée

L’écrivain est sanctifié et le livre devient l’élément d’une cathédrale feutrée et consolante, face à la digitalisation de la société. Plus Twitter et Facebook gagnent d’accros et plus carnets, stylos, encres deviennent des objets sacrés dans lesquels investissent Vuitton ou Hermès. Les cours de calligraphie se multiplient comme pour faire oublier qu'Instagram et Printerest conquièrent du monde. Cette amour pour l'écrit répond aussi à la tendance slow, qui prône le ralentissement et la déconnexion, comme le souligne Christophe Manceau, directeur des Insights chez Kantar Media : « Il est temps de se reconnecter aux choses réelles et à nos émotions. Et l’écrit sera toujours plus impactant parce qu’il demande du temps ». Le temps de se poser. Le luxe de se consacrer à une seule activité.

Des marques de prêt-à-porter en ligne comme Sézane ou Balzac ont intégré papiers et auteurs dans leur stratégie marketing dès leur lancement, comme pour mieux rassurer les clientes sur la qualité de leur offre. « Cela est une manière pour elles d’ancrer leur marque avec une histoire et du texte, de la crédibiliser et de l’upgrader » analyse Christophe Manceau. « Quand on a créé notre marque en 2011, nous ne commercialisions que des nœuds papillon, raconte Chrysoline de Gastines, la cofondatrice de Balzac Paris. On a retrouvé un Traité sur la vie élégante de Balzac paru en 1830 dans lequel il expliquait comment les porter. Ça nous a paru évident de choisir son patronyme pour nos produits fabriqués en France. Et l’on a décliné des noms d’auteurs pour chacun des modèles ».

 

Questionnaire amoureux

En 2014, Balzac Paris devient une griffe de prêt-à-porter avec t-shirts siglés « Simone et Jean-Paul » (pour Beauvoir et Sartre) ou « Alfred et George » (pour Musset et Sand), vendus avec des questionnaires amoureux pour identifier à quel profil de couple l'on appartient. Quant à Morgane Sézalory, elle chouchoute ses acheteuses depuis la création de sa marque Sézane en 2012 avec des mots calligraphiés dans les colis. Et elle adore photographier ses modèles à proximité de livres. Lorsqu'elle a ouvert deux boutiques de sacs à Paris, elle a couvert les murs d'ouvrage, avec une prédilection pour la collection blanche de Gallimard. Une façon d’immerger la cliente, le temps d’un achat, dans un monde que n'aurait pas renié Baudelaire, où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

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