Communication
Les experts du marketing et de la pub émaillent leurs discours d'allusions à leurs enfants, leurs habitudes conso, leur pratique des médias... Mais ces enfants existent-ils vraiment ? Et, si oui, quels sont leurs réseaux ?

« Ma femme me dit toujours… » Imper douteux, chien craignos et Peugeot 403 subclaquante, le charme de l’inspecteur Columbo – série créée en 1971 – opère encore. Le détective résout les énigmes les plus insondables. Son secret ? Déjouer la vigilance de ses interlocuteurs en leur parlant de son épouse. Malgré la sagesse de ses propos, rapportés par son mari, madame Columbo n’apparaîtra pas une seule fois à l’écran. Mais existe-t-elle vraiment ?

Le syndrome Columbo aurait-il atteint les directeurs marketing et les publicitaires ? Lors de conférences du type TED, de rendez-vous avec des experts du marketing ou des pontes de la publicité, les allusions à la vie de famille émaillent les discours. L’on y brandit sans vergogne sa progéniture – comme Columbo son épouse. Sur le ton de la connivence décontract’, l’on y confie les petites phrases de ses enfants, leurs habitudes conso et leur pratique des médias. « Mon fils a douze ans et jongle entre plusieurs écrans », « Mon ado, qui a 14 ans, n’utilise plus que le vocal », « Mes enfants scannent tous les aliments avec Yuka »… Mais ces enfants sont-ils réels ? Et, si oui, quels sont leurs réseaux ? 

« J'ai le même à la maison »

« L’argument de l’enfant, c’est comme le vieux coup du bonimenteur qui te fait croire qu’il a acheté le modèle qui t’intéresse et qu’il est top ! », relève un observateur du milieu publicitaire. « C'est un peu comme les politiques qui disent “les Français” parce qu'ils ont serré une pince au marché du 16ème », ricane une marketeuse nullipare – que l’éternel recours à la carte « kids » ulcère. On pense à la fameuse – et allègrement sexiste – phrase de David Ogilvy : « Le consommateur n’est pas un crétin : c’est votre femme ! » Le consommateur n’est pas un demeuré : c’est votre enfant ?

« Je reconnais la ficelle, je reconnais sa récurrence, et je comprends que ça vous énerve », compatit Sacha Lacroix, directeur général de Rosapark. Pourtant, considérer le fruit de ses entrailles comme un focus group à domicile ne choque pas plus que cela le publicitaire. « Dans notre métier de chasseurs d’insights, on observe sa grand-mère, ses enfants... Un micro-comportement peut avoir plus de valeur qu’une moyenne, estime-t-il. Ce qui me lasse, ce sont les cibles marketing, comme ce que l’on appelle les “personas”, soit des cibles fictives issue de profils démographiques. Ces personnes n’existent pas, car ce sont des moyennes. Je trouve pire de se référer sans cesse à ces “personas” que de faire appel à l’observation de ses enfants. »

Mais ces enfants de CSP++ ultra-connectés, suréquipés, sont-ils si représentatifs de la population des jeunes Français ? « La première question, c’est effectivement celle de la réalité du propos : tous les enfants de 12 ans ont-ils vraiment une tablette ?, s’interroge François Peretti, planneur stratégique chez La Chose. Cette image de l’enfant qui réussit instinctivement là où ses parents ont dû passer par un apprentissage, c’est une façon d’illustrer le gap générationnel ; comme si l’enfant était en soi détenteur d’une technique immédiate. À la manière des “digital natives”, grandis en même temps qu’Internet, à qui on a vite prêté une compréhension absolue, comme s’ils en étaient quelque part, détenteurs plus que témoins ou contemporains. On prend l’enfant et on l’habille de cette culture dont on l’imagine héritier, en y calquant les formes de l’adulte : à l’image de cette Barbie Entrepreneur, fournie avec sa tablette et ses escarpins, ou du Monopoly Empire qui permet de racheter McDonald’s, eBay ou Coca-Cola pour quelques milliers de K euros. »

Archétype de la modernité

Décidément, la vérité sort de la bouche des enfants... Particulièrement dans des milieux, ceux de la com et du marketing, hantés par la peur panique de vieillir, de ne plus être « dans la plaque ». Le recours à l’exemple du « bout de chou », si déconnecté et artificiel soit-il, aurait surtout pour but de montrer qu’on n’a pas complètement lâché la rampe, rapport à l’air du temps, et qu’un sang jeune irrigue encore les présentations Powerpoint...

François Peretti s’essaie à une approche analytique du « syndrome Columbo » : « L’enfant tel que l’utilisent ces directeurs n’est pas tant sujet qu’archétype – pris au sens jungien, d’un “symbole servant de modèle, de référence à un ensemble de personnes”. Relayer cet archétype, ce n’est pas seulement pointer du doigt un décalage générationnel, mais surtout traduire son incompréhension face au monde et au temps en mouvement : ce que je reconnais de différence entre mon enfant et moi, c’est en cela que réside le futur. Par son statut, par son rôle, le directeur marketing se doit d’être garant d’une compréhension du changement : dans son discours, l’utilisation de l’enfant s’apparente à celle d’une béquille, visant à rectifier le “claudiquement”. Cet enfant dont il parle, c’est à la fois le sien, comme exemple et preuve, et en même temps, tous les autres comme destination. »

Diable. Derrière les clins d’œil sympa à la chair de sa chair se tapirait une angoisse métaphysique... « Le discours sur l'enfant livre paradoxalement le spectacle de sa propre fin, de son dépassement, dissèque François Peretti. L'enfant comme concept est d'autant plus nécessaire qu'il rend son propos immortel, absolu. » Vertige.

« Caution créative »

Pour le poète John Milton, l'enfant est carrément l'avenir de l'homme : « L’enfance guide l’homme tout comme le matin indique le jour. » Si dans les foyers de publicitaires ou des directeurs marketing, il indique la voie, c’est souvent plutôt une voie créative, souligne Sacha Lacroix. Pour le meilleur et pour le pire. « Face à un choix créatif, l'annonceur demande son avis à son enfant. Parfois, cela peut d’ailleurs tuer la campagne… » Néanmoins, si le gamin sous Roaccutane fait figure d’arbitre des élégances, c’est parce qu'« il reste une caution créative. Il est probable que les enfants connaissent plus de références culturelles modernes que leurs parents. Les directeurs marketing, les publicitaires ont l’habitude de solliciter des experts. Et parfois, les plus grands experts se trouvent à la maison… »

Une étude d’Alison Gopnik, psychologue de l’université de Berkeley, démontre ainsi que les enfants sont déjà bien plus à leur affaire que les étudiants pour résoudre certains problèmes singuliers sur des objets high-tech, parce que « majoritairement, les enfants sont plus susceptibles d'imaginer des possibilités illogiques et inhabituelles afin de comprendre comment quelque chose fonctionne. Ce sont des apprentis plus souples, dépourvus de préjugés et plus ouverts à l'exploration du monde que les adultes. »

Mais si cet enfant cyborg fait figure de défricheur, c’est d’un seul territoire. Une contrée uniquement tournée vers le numérique, les écrans, le digital. L’alibi de l’enfant, souligne François Peretti, permet de mettre en avant certaines valeurs – donc, certaines idéologies. « Cette figure permet de valoriser certains des traits de caractère propres aux nouvelles cultures  – notamment numériques. Une culture revendiquant la spontanéité et l’intuition par opposition à l’effort et au “parcours”. » L’enfant, incarnation de la culture start-up ? Et de ses dérives ?

« Malheur au pays dont le roi est un enfant », écrivait l’Ecclésiaste, au 9ème siècle avant notre ère. Le « syndrome Columbo », éminemment manipulatoire, ne serait-il pas tout autant ravageur que contre-productif ? Comme le résume Sacha Lacroix : « Il y a des limites à faire de ses enfants des objets marketing. Laissez-les respirer ! » De l'enfant roi à l'enfant ROI...

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.