Communication
Les mails professionnels regorgent de ces formules. L'on se souhaite une « belle journée », on évoque de « jolies rencontres » en se félicitant d'avoir passé un « moments quali »… Pourquoi tant d'emphase ? Serait-ce pour ne rien dire ?

On nous en a souhaité, des « belles journées ». Des « belles années », des « belles soirées », un « bel été ! »… En ce mois de septembre, on nous encourage à sécher nos larmes devant le paradis perdu, celui des vacances, en nous enjoignant à passer « une belle rentrée ». Ça devient lassant. Qu’une journée soit bonne, ce n’était plus suffisant ? Depuis déjà plusieurs années, ceux qui concluent leur correspondance d’un simple « bonne journée » ont le sentiment de passer pour des monstres froids, des locuteurs sans cœur. Pendant ce temps, le déferlement de beauté ne tarit pas. À tel point qu’on frôle le syndrome de Stendhal langagier.

« J’ai des doctorants qui tout à coup se mettent à me souhaiter une “belle journée” ! », remarque Éric Chauvier. L’anthropologue a publié en 2009 La Crise commence où finit le langage et, dix ans après, « remobilise [sa] réflexion ». « Les utilisateurs de réseaux sociaux ont cru de 2000 % depuis la parution de mon ouvrage, remarque le chercheur. Les “belle journée” et consorts me semblent très inspirés de leur langage, qui se veut à la fois simple et expressif, comme des émojis. » Éric Chauvier voit s’intensifier l’emploi d’un « langage sans contexte, qui ne se réfère à rien, qui renvoie à la fonction phatique de Jakobson ».

Petit rappel, pour ceux qui n’ont pas fait leurs humanités : dans les six fonctions du langage définies dans le schéma établi par le linguiste Roman Jakobson, la fonction phatique permet de s’assurer que le contact est établi – et maintenu – avec son interlocuteur, sans que les mots employés aient pour autant un véritable sens. Comme « Allo ? », ou « Vous voyez ? », par exemple. « Souhaiter une belle journée à quelqu’un, c’est devenu du phatique, appuie Mariette Darrigrand, sémiologue, consultante et fondatrice de L'Observatoire des Mots. C’est ce que l’on appelle une forme lexicalisée, une simple formule de contact. »

« Langage doudou »

Fort bien. Mais quel intérêt d’être passé de « bon » à « beau » ? « Le “belle journée”, c’est ce que les linguistes des années 1970 appelaient l’hypercorrection, rappelle Éric Chauvier. Rien de spontané là-dedans. On parle comme si l’on “taggait” son propre discours. Comme si on “likait” un site, comme si on postait des commentaires de restaurants sur Booking. » « Sur le plan strictement grammatical et stylistique, cela revient à appuyer sur la pédale du piano : on joue sur l’intensité », analyse Mariette Darrigrand. Hyperbolisation outrancière : « On “débanalise” pour montrer qu’on a vraiment envie de souhaiter une belle journée, un bel été. J’y vois aussi la volonté de produire du beau dans un monde qui se dégrade. »

Sauf que « tout ce qui est excessif est insignifiant », pour reprendre la formule de Talleyrand. Et que, trop dévoyé, démonétisé linguistiquement, le « beau » est devenu quelconque. Il se voit étonnamment détrôné par le primesautier « joli », pourtant a priori moins fort. « Effectivement, on est passé de bon à beau puis à joli, admet Mariette Darrigrand. Avec le “joli”, on passe de l’hyperbole à l’euphémisme. On retrouve le paradoxe de la litote, où l’on dit le moins pour dire le plus : le fameux “Va, je ne te hais point” du Cid. » Avec le « jolie journée », on se situe davantage dans l’ambiance pastel d’une boutique Ladurée que sous les dorures aux violentes splendeurs du « belle journée ». « C’est ce que l’on appelle le mode hypocoristique : une sorte de parler tendre, de langage doudou, explique la linguiste. Il est surtout employé lorsque l’on s’adresse à des enfants. On n’est plus dans le beau sublimant. Mais pas loin du vocabulaire bêtifiant. »

Esprit Canal

À ce propos, on se souvient non sans émotion de l’un des devanciers des « belle/jolie journée » : l’urticant « Que du bonheur ! », expression star il y a dix ans, dont il semble qu’elle ait sombré corps et âme. Il y a dix ans, Éric Chauvier se penchait sur la formule dans un essai (Que du bonheur, éditions Allia). « “Que du bonheur”, on l’entend encore dans ce que l’on appelle la France périphérique, dans les petites villes oubliées, remarque l’anthropologue. Le langage est toujours révélateur des fractures de territoire et des fractures sociales. » Révélateur, aussi, selon l’anthropologue, du désir d’« en être ». « Que du bonheur, à l’époque, marquait le désir d’appartenir à la culture Canal+. Comme le “Ah que coucou” des Guignols il y a trente ans, estime-t-il. Cette surenchère, cette inflation du langage relève de l’urbanité, liée à la production économique, à l’économie triomphante. Il existe presque là-dedans un dressage. » Comme des mots « Stabilo » qui soulignent le « rien », qui sursignifient l’insignifiant.

La contagion est telle que l’on entend souvent, dans le champ professionnel, parler de « belle rencontre » (ou de sa variante «jolie rencontre», naturellement). Alors qu’il n’y a là aucun coup de foudre, aucun début de belle amitié. Juste un bon gros contrat business bien juteux. « On use de plus en plus d’euphémisation, de storytelling par rapport à une réalité rugueuse – même si l’intonation est quasi mécanique, grince Éric Chauvier. Le procédé rejoint l’injonction contemporaine à la positivité : on n’a plus le droit de questionner ce qui ne va pas. Ce langage est par ailleurs un très bon instrument de management : on arrive à croire en des mots qui n’ont pas de contexte. On arrive à s’autopersuader, on s’autocongratule. »

L'algorithme dans la peau

Et l’on passe entre cadres actifs urbains « des moments de qualité » – ou plutôt des « moments quali », pour reprendre une expression montante. Le terme vient probablement du « quality time » anglo-saxon. « Si l’on se penche sur la sémiologie de “qualité”, c’est un mot qui a repris des couleurs, remarque Mariette Darrigrand. Le terme “qualité” a longtemps été ringard et s’opposait au côté contemporain et jouissif de l’achat. Mais on est aujourd’hui dans la “consommation consciente”. Et le mot “qualité”, qui qualifiait plutôt des produits, arrive dans le champ relationnel. »

Tout comme le « en mode », terme informatique aux consonances très Amstrad, dont le succès ne s’est jamais dementi. « L’expression rappelle le titre du livre de Jürgen Habermas La Technique et la science comme « idéologie », relève Éric Chauvier. Une manière de penser indexée à la techno, incorporée par l’humain de son propre chef. In fine, une forme d’aliénation. » Sommes-nous tous devenus des robots, possédés par les tics de langue de notre époque ? « On peut parler et réfléchir comme des algorithmes, pour se donner l’illusion de penser de manière performante, lâche l’anthropologue. Mais on peut aussi être critique par rapport à une forme d’aveuglement. Car plus on parle précisément, plus on a de prise sur ce que l’on vit. » Et plus on vit de « moments quali » ?

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