Entrepreneuriat
Mercedes Erra, fondatrice et présidente de BETC et présidente de l’Association pour les actions de la filière communication, reçoit aux Magasins généraux Tatiana Jama, entrepreneure engagée (Levia, Selectionnist), membre du Conseil national du numérique, et Valentine de Lasteyrie, partner et investment director chez Fiblac. Toutes deux sont à l’initiative du collectif Sista avec Céline Lazorthes (Leetchi, Mangopay). Retour sur la création de Sista.

À l’origine de Sista, je crois, il y a de votre part une prise de conscience forte, et une rencontre avec Mounir Mahjoubi ?

Tatiana Jama. J’ai lancé ma première startup en 2009. A l’époque, je plongeais dans la tech et l’entreprenariat et je découvrais l’énorme déficit de mixité. En 2018, rien n’avait changé : le problème perdurait et restait gentiment occulté. En tant qu’entrepreneures, on vivait une autre réalité :  les femmes avaient du mal à lever des fonds et quand elles y parvenaient, levaient des sommes ridicules. Avec mon amie Céline Lazorthes, fondatrice de Leetchi, nous avons donc décidé d’objectiver par des chiffres ces problèmes de parité et mixité, notamment dans le financement, pour montrer que le problème n’était pas uniquement le manque de femmes dans l’entrepreneuriat et dans la tech mais aussi un problème systémique, dû notamment aux biais des investisseurs.

Notre première initiative a donc été de compter. J’aime cette phrase qui est restée :  il faut compter les femmes pour que les femmes comptent. Nous avons fait un tableau Excel compilant le nombre d’entreprises montées par des femmes financées par les fonds d’investissement. Résultat : seuls 2,2% de l’argent du venture allaient à des entreprises dirigées par des femmes. Merci Excel ! Nous en avons parlé à Mounir Mahjoubi qui, passé par BETC, était sensible à la cause des femmes et avait mis mixité et inclusion dans ses priorités.

Grâce à son aide, j’ai monté le groupe de travail « Accélération du financement des femmes entrepreneures » au sein du Conseil National du Numérique et nous avons élaboré une charte et travaillé avec les fonds d’investissement sur des objectifs communs. Nos différentes rencontres avec Stéphane Pallez, Nathalie Balla, Anne Lalou, Françoise Mercadal-Delassalles, aujourd’hui au board de Sista, ont été d’une aide inestimable.

Valentine de Lasteyrie. Je rencontre Tatiana et Céline en février 2018 et rejoins Sista à la publication de la première tribune dans Les Échos. J’avais été formée aux gender studies et au venture capital aux États-Unis. Les chiffres existaient déjà là-bas.

 

Tu ne viens pas du même horizon, tu étais « de l’autre côté », celui des investisseurs.

VL. Mais j’avais la même frustration et la même envie : faire quelque chose pour le financement des entreprises portées par des femmes. Je me heurtais à un monde d’hommes à 92%[1]. Sans l’impulsion médiatique, et en particulier celle des Échos, il ne se serait rien passé.

 

Le fait de rendre public est clé, parce qu’il y a un côté shame ! Que s’est-il passé ensuite ?

T J : Les chiffres ont permis de rendre inacceptable une situation qui était jusqu’alors acceptée, c’est-à-dire des portefeuilles uniquement masculins. Un an après notre tableau Excel, nous professionnalisons la démarche avec le BCG et publions le baromètre SISTA x BCG sur les inégalités de financement entre hommes et femmes.



ME : Au-delà de l’écart, que dit l’étude sur les freins des investisseurs à l’égard des femmes ?

VL : Elle fait un distinguo entre les équipes de direction de startups mixtes et les équipes 100% féminines. Elle prouve que les équipes mixtes ne font pas l’objet des mêmes biais que les équipes 100% féminines.

TJ : À toutes les étapes de la vie d’une femme, se dressent des murs, des préjugés : éducation et filières genrées, orientation post-bac, vivier insuffisant d’entrepreneures… C’est un problème systémique, il faut donc agir à tous ces niveaux. Peu à peu, on déconstruit ces mécanismes. Les accélérateurs comme Willa, incubateur dédié aux femmes, ou l’association StartHer ont ouvert la voie et produisent un baromètre sur les startups mixtes.

Alors qu’on a longtemps rejeté la faute sur les femmes (elles n’entreprennent pas, n’ont pas d’ambition, …), Sista s’attaque au système, évitant aux femmes une couche de culpabilité supplémentaire.



ME : Cette histoire de culpabilité est clé. Il existe une différence forte entre ce qu’on autorise à un homme et à une femme. Le jugement sur les femmes qui osent sortir des codes, s’imposer, est sévère.

VL : Il faut travailler l’empowerment mais le doubler d’une approche systémique, sur la politique RH de l’entreprise : 2 jambes d’une même ligne d’action. Cela suppose un engagement affiché du haut management derrière le projet.

ME : Dans le baromètre, on réalise aussi que les femmes n’entreprennent pas assez avec d’autres femmes. Qu’en dis-tu ?

VL : 9% des fondateurs s’associent à des femmes quand 61% des femmes s’associent à des hommes. Les femmes vont chercher la mixité ce qui est un choix rationnel puisque d’après notre baromètre SISTA x BCG elles ont alors plus de chances de lever des fonds. Mais Tatiana est un contre-exemple…

TJ : C’est difficile d’être objective. J’entreprends avec la même associée depuis 11 ans, Lara Rouyres, et cela marche très bien. Nous sommes un objet de curiosité ! D’autant que cette aventure est durable. Pour moi, ce qu’il y a de fondamental dans l’entreprenariat, ce n’est pas le pourquoi ni le comment mais le « avec qui ».



ME : Et les signatures des fonds, comment les avez-vous réunies ?

TJ : Il y a eu des réticences sur le chiffre cible : 25% de femmes financées. En fait cela impose de doubler. C’est beaucoup, mais faire moins aurait-il eu un sens ?  Les 1ères signatures ont joué un rôle d’entraînement. Le board de Sista nous a beaucoup aidées. Stéphane Pallez en tant qu’LP a convaincu les fonds dans lesquels elle investit de signer la charte, en en faisant une condition de son engagement. Investisseurs dans la plupart des fonds français, Nicolas Dufourcq et Paul-François Fournier de la BPI ont joué un rôle décisif. Nous en sommes aujourd’hui à plus de 80 signataires.



ME : La dynamique startup est particulière, parfois mue par une volonté de gain un peu immédiate. Cela peut-il expliquer le manque d’intérêt des femmes pour cet entrepreneuriat ?

VL : Il faut en finir avec le mythe de la start-up comme la voie royale vers la fortune. Le taux de casse est élevé. Pour gagner de l’argent à coup sûr, il vaut mieux devenir investment banker. Je crois donc que ce qui décourage les femmes ce sont plutôt les signaux faibles que l’environnement renvoie : le fond où les seules femmes qu’on voit sont hôtesses d’accueil, l’incubateur tapissé de photos d’hommes aux murs. Ces signaux sont digérés par les femmes, intégrés. L’éducation fait aussi son œuvre, dans le rapport à l’échec et à la prise de risque. Il faut répéter : « allez-y » mais aussi « vous pouvez y aller, on travaille sur l’écosystème pour vous accueillir plus équitablement ».

TJ : On reproche souvent aux femmes d’avoir une « petite ambition ». L’idée de Sista est d’être positif, de pousser les femmes à y aller. Les femmes n’ont pas moins d’ambition, mais une ambition plus multiple, plus totale. Pas seulement de réussite financière mais aussi de sens. On veut une vie sociale, des enfants, des passions. On veut tout et c’est OK de tout vouloir.

VL : C’est dérangeant, patriarcal et un brin insidieux, ce discours qui voudrait nous faire croire que l’ambition serait biologiquement genrée.



 

ME : Génétiquement, non. Mais par l’éducation, oui. Les femmes intègrent tôt la conscience qu’elles feront autre chose qu’une carrière. Les hommes non. Si on ne leur donne jamais la possibilité de s’occuper de la maison et de la famille, il ne faut pas s’étonner qu’ils n’y viennent pas. Il ne s’agit pas à tout prix de changer les femmes, il faut aussi que les hommes bougent. Qu’ils considérent que s’occuper de leurs enfants fait pleinement partie de leur ambition de vie.



TJ : Tout comme contribuer à des changements sociétaux. Les entrepreneur.e.s ont ce pouvoir.

VL : Les investisseurs ont un rôle clé : ils financent aujourd’hui le monde de demain. Donc ils doivent se poser les questions de diversité, d’inclusion, d’égalité, d’éco-sustainability, qui rejoignent les sujets femmes. Le patron de Goldman Sachs a annoncé récemment qu’il ne participera plus aux IPOs d’entreprises qui n’auraient pas au moins une femme à leur board. C’est un signal important !

ME : Si on n’inclut pas les femmes dans le numérique, on risque de forger un monde de la tech masculin. Comment un algorithme peut-il être sexué ?

TJ : Les algorithmes s’entraînent sur une base de données, représentative du passé. Ils associent les images d’infirmière à des femmes, les docteurs à des hommes, etc. La tech peut aussi être une arme en faveur de l’égalité. Ce sont donc les développeurs qui peuvent être pro-actifs, volontaristes et compenser les biais des bases de données et du deep-learning. Pour la sélection des jouets par exemple : l’algorithme va affecter les voitures aux garçons et les poupées aux filles mais en classant par thématique (explorateur/ exploratrice), on arrive, à travers cette curation, à supprimer des biais.



ME : Que signifie le mot sororité pour vous ?

VL : On insinue que les femmes ne seraient pas bienveillantes les unes à l’égard des autres : une imagerie sexiste du combat de femelles qui empêcherait la solidarité féminine. Cette petite musique me gêne. La sororité deviendra la norme quand on laissera les femmes faire, au fur et à mesure qu’elles se seront fait une plus grande place. Dans un environnement où 50% de la planète se partage 5% du pouvoir (États /grandes entreprises mondiales), solidarité et bienveillance ne vont pas forcément de soi. Du côté où le gâteau est plus grand, il est assez logique qu’ils se soutiennent plus naturellement.

TJ : Sista est la définition même de la sororité : des femmes qui ont décidé d’en aider d’autres et de faire front commun. Le nom vient de là : Sista, un cri de guerre pour s’unir et s’encourager. Il faut que nous nous entraidions toutes, et nous avons la chance d’avoir des sœurs ainées au sein du Collectif (Stéphane Pallez, Mercedes Erra, Françoise Mercadal-Delasalles, etc.).

ME : Quel est le futur de Sista ?

TJ : Nous avons 2 communautés (300 entrepreneures/300 investisseurs) qui visent l’émergence de leaders diversifiés et d’un écosystème tech global plus mixte. Nous stimulons les logiques de réseau. C’est crucial : on est très seules en tant qu’entrepreneures. Plus on est entourées, plus on va loin. La charte continue à circuler et à être signée plus largement. L’engagement s’étend au corporate venture capital : +/- 50 fonds vont s’engager. On poursuit avec la charte « accélérateurs » (ceux qui incubent les projets : accélérateurs d’écoles de commerce, de tech ou de communication mais aussi des incubateurs comme 50 partners spécialisé dans le early-stage).



ME : Quid des montants levés ?

VL : Les femmes lèvent moins pour plusieurs raisons. Columbia[2] a évalué que sur 1$ de différence de financement H/F, 65 cts sont à imputer au choix du secteur par les femmes (secteurs moins gourmands, plus low tech) et au fait que les femmes sont plus conservatrices. Les 35 cts restants sont à imputer aux préférences genrées des investisseurs.

ME : Qu’avez-vous envie de dire aux hommes pour qu’ils foncent ?

VL : Qu’ils ont tout à y gagner. C’est un intérêt mutuel. Le monde va y gagner parce que l’égalité rend le monde meilleur. Enfermer les femmes dans les cases, c’est aussi enfermer les hommes.

TJ : En redéfinissant le pouvoir, on redéfinit la société. Une prise de position est demandée aux hommes. Nous avons besoin d’eux et ils un choix à faire : soit la protection de l’ordre établi rétrograde, soit une opportunité à saisir, celle de se réinventer. L’ambition s’apprend, le succès se travaille, l’égalité se construit ensemble.



 



 









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