Création
Le Festival international de la créativité, qui ouvrira ses portes à Cannes le 18 juin, est une machine bien rodée où les «insights» universels et les «case studies» bien exécutés font la différence. Cinq créatifs français confient les recettes qui marchent pour gagner des statuettes.

«Les Cannes Lions, c'est la Coupe du monde de la publicité qui se joue tous les ans», aiment à dire les créatifs. On les critique, on fulmine contre la multiplication des catégories, on dénonce les «ghosts», mais chaque année, on retourne sur la Croisette pour prendre le pouls de la création mondiale et glaner quelques statuettes qui orneront les vitrines de l'agence. Le rendez-vous est tellement ancré dans le calendrier publicitaire que les professionnels ont intégré les techniques qui permettent quasiment à coup sûr de «choper» un Lion. Cinq créatifs primés, et pour certains anciens jurés, nous confient les recettes qui marchent, tout en espérant que la spontanéité reprenne un jour ses droits. 

 

Jouer sur la corde sensible

«Aujourd'hui, pour gagner des prix à Cannes, il faut s'engager pour une grande cause, constate Alexandre Hervé, cofondateur de l'agence Romance (47 Lions à son actif). Il ne s'agit plus de faire vendre, les marques veulent changer les choses d'un point de vue sociétal, économique, environnemental. L'heure n'est pas à l'humour, cela serait un peu déconnecté du monde. On dirait que les publicitaires sont une bande de voyous qui ont pris 300 heures d'intérêt général après s'être défoulés pendant des années.» Si certaines marques sont légitimes, d'autres tirent sur la corde. Matthieu Elkaim, directeur de création de BBDO Paris (une vingtaine de Lions), appelle cela les «projets doviens, inspirés par Dove et la campagne “Like a Girl” d'Always, avec des messages sur la confiance en soi. Cela dégouline de bons sentiments.» «S'il y a une campagne avec du piano, on est sûr que c'est du caritatif», ajoute Benjamin Dessagne, créatif senior de Buzzman (7 Lions). «C'est Il faut sauver le soldat Ryan», soupire Benjamin Marchal, codirecteur de la création de TBWA Paris avec Faustin Claverie (30 Lions à eux deux).

L'effet pervers est de voir les agences multiplier les campagnes proactives avec des annonceurs caritatifs entre janvier et avril pour les présenter à Cannes. Autre biais: les problèmes sociétaux américains étant souvent connus du monde entier (comme les armes à feu ou le système de santé), il y a une prime à leurs campagnes par rapport à des pays et des thématiques moins médiatisés. Avec les élections américaines cette année, il faut s'attendre à un festival de créations lourdes de sens. La France tient une chance sérieuse avec la campagne de Fred & Farid «Ma place est dans la salle» suite aux attentats de Paris, déjà primée aux D&AD. De même, l'office du tourisme de Belgique a monté l'opération «Call Brussels», qui ne devrait pas laisser les jurés indifférents.

Une alternative peut être de dépasser le cadre de la publicité pour aller vers la création de services ou de produits, comme l'opération «Fruits et légumes moches» de Marcel pour Intermarché. «C'est un vrai “game changer”, une campagne qui change le jeu, affirme Anne de Maupeou, directrice de création monde de la filiale de Publicis Groupe (61 Lions). Cette année, j'ai de gros espoirs pour l'opération “Détox de sucre” avec Intermarché.» Une façon de prendre position sur des sujets sociétaux avec une action concrète et positive.

 

Soigner ses case studies

C'est un autre grand classique de Cannes: les «case studies», ces films de présentation de deux minutes pour faciliter la tâche des jurys. Certaines règles se sont imposées: «On en a fini avec les case studies à n'en plus finir. On est revenu à des formats plus digestes pour les jurés. Une idée doit parler d'elle-même dans les 15 à 20 premières secondes», assure Benjamin Dessagne. «Au bout de 30 secondes, il faut avoir délivré l'idée, confirme Matthieu Elkaim. Le jury ingurgite des milliers de vidéos, il devient très vite impatient.» Anne de Maupeou est plus catégorique: «On ne va jamais au bout des cases, il faut en être conscient.» S'il est bon de savoir faire le storytelling de son idée, attention de ne pas en rajouter: «Pas la peine de multiplier les “amazing”. C'est au jury d'en décider», souligne Matthieu Elkaim.

Certaines agences ont aussi tendance à gonfler les résultats de leurs campagnes à coup de nombre de tweets et retweets. L'ensemble du phénomène agace Benjamin Marchal: «Le case study est un outil de propagande qui est parfois mieux réalisé que l'opération elle-même. Et je ne comprends pas que les résultats représentent 20% de la note. On devrait être là pour juger la qualité d'une idée et son exécution, pas si la publicité a été efficace, d'autant que les trois quarts des agences faussent les retombées.» «Les D&AD jugent davantage le craftmanship [l'exécution]. A Cannes, c'est la prime à l'idée universelle. D'où la tendance à simplifier les messages à grand renfort de violon», résume Benjamin Dessagne.

Pour être pragmatique, Matthieu Elkaim donne quelques conseils: «Avec la multiplication des catégories, il ne faut pas se tromper. La promo-activation est très concurrentielle, il y a vingt-cinq membres du jury pour faire face au nombre de créations, il faut donc être très bon pour émerger. En revanche, la radio est une catégorie délaissée, cela peut être judicieux de proposer ce média à son client. Idem pour [les catégories] Entertainment, Health ou Innovation. Dans tous les cas, il ne faut pas présenter une création dans plus de sept ou huit catégories, car cela se voit.» Et cela coûte cher: «20 000 euros minimum par festival», affirme Benjamin Marchal.

 

Faire du lobbying auprès des jurés

Les arrangements à l'intérieur d'un même réseau publicitaire, les tractations dans les chambres d'hôtels, les négociations par pays, ça existe à Cannes. Mais nul n'a poussé le système aussi loin que les agences sud-américaines, connues pour se soutenir entre elles. «C'est un peu une mafia», glisse Matthieu Elkaim, de BBDO Paris. «Ils se sont beaucoup calmés», tempère Anne de Maupeou, de Marcel. «L'association des publicitaires d'Amérique du Sud édite un livre envoyé à tous les membres des jurys avant le festival, pour qu'ils aient déjà vu les campagnes», reprend Matthieu Elkaim. Dans tous les cas, il est préférable que la création ait été remarquée avant Cannes, dans d'autres festivals ou sur les réseaux sociaux. «La multiplication des catégories entraîne celle des jurés, dont on ne connaît pas toujours les agences, souligne Alexandre Hervé, de Romance. Il faut donc faire parler de sa création avant d'arriver sur la Croisette. La campagne de Darewin pour House of Cards, qui a interpellé Manuel Valls sur Twitter, a fait le buzz. Sans cela, elle n'aurait sans doute pas eu de chance à Cannes.» L'inflation du nombre de jurés contribue à la mode des bons sentiments relevée plus haut: «C'est déjà difficile de se mettre d'accord à quatre dans un bureau, alors, à trente jurés, c'est une boucherie, regrette Benjamin Marchal, de TBWA Paris. Toutes les aspérités sont gommées, l'acidité des années 1990 a disparu.»

D'où le rôle clé joué par les jurés français présents chaque année. S'ils sont moins solidaires que leurs confrères américains, «il est important de pouvoir expliquer au jury les éléments contextuels de stratégie, par exemple que Canal+ axe chaque prise de parole sur l'entertainment, ou que “Les Fruits et légumes moches” a été une vraie campagne nationale», selon Anne de Maupeou. Parfois, les idées sont tellement originales que les membres du jury soupçonnent le «ghost», l'intervention d'un juré du pays concerné est donc nécessaire. En revanche, certains «insights» trop nationaux ne passent pas la rampe des jurys mondialisés, par exemple les publicités pour L'Equipe (DDB Paris). Quoi qu'il en soit, affirme Alexandre Hervé, «ça ne triche pas plus que ça. Les Américains se soutiennent entre eux jusqu'au Grand Prix. Ensuite, ils ne veulent pas qu'un réseau l'ait plus qu'un autre. » « Les négociations peuvent changer la couleur d'un Lion, mais ne vont pas donner un prix à une mauvaise campagne», estime Benjamin Dessagne, de Buzzman. «Ce serait bien aussi que les jurys déjouent les pronostics, car Cannes est en train de devenir très conformiste», insiste Anne de Maupeou.

 

Les recettes express d'Alexandre Hervé (Romance)

- Etre américain ou anglais, ça peut être utile.

- Faire du print parce que personne n'en fait.

- Avoir de l'argent pour s'inscrire dans plein de catégories.

- Quand on est dans un jury, être fumeur pour pouvoir influencer les autres jurés, pendant que les non-fumeurs sont sur leur portable.

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