Data
Pour Emmanuel Brunet, CEO d’Eulerian Technologies, pépite française du marketing analytics, l’exploitation des datas à des fins commerciales est loin d’avoir révélé tout son potentiel.

Data et programmatique sont étroitement liés mais on a le sentiment que leur essor ne suit pas le même rythme. Qu’en pensez-vous ?

Emmanuel Brunet. À mon sens, le marché de la data avance effectivement beaucoup plus vite que celui du programmatique, mais il n’y a rien d’étonnant à cela. Le nombre de données à traiter croît de manière vertigineuse et les algorithmes de bidding utilisés dans le cadre du programmatique ne sont pas toujours capables d’exploiter toute leur richesse. Pour rester positif, je dirais que les possibilités technologiques et le contenu des datas générées au global par tous les acteurs du marché recèlent un potentiel qui est encore sous-exploité.

 

La nécessité de se doter d’un patrimoine data, qui est au coeur de l’activité d’Eulerian Technologies, vous semble-t-elle intégrée par la majorité des annonceurs ?

E.B. Pas totalement. Cette maturité est assez inégale d’un annonceur à l’autre selon sa taille, le secteur sur lequel il évolue, ses ressources financières… Dans l’univers de la data, il faut agir vite et être réactif. Certains annonceurs l’ont bien compris et sont très avancés, mais beaucoup sont encore incapables de faire ne serait-ce que l’inventaire des données dont ils disposent en interne. Or, il n’existe plus de marketing efficace sans un traitement approfondi de la data. Ce trésor, c’est un peu comme une option financière : elle a une valeur temps qu’il est indispensable d’intégrer. Il ne sert à rien de vouloir collecter des données sans savoir précisément quels sont ses besoins stratégiques, si l’usage que l’on veut en faire est en adéquation avec ses besoins, ou de se contenter de les exploiter partiellement. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser efficacement des données, il faut un volume minimum et une capacité de segmentation suffisante, ce dont ne disposent pas tous les annonceurs.

 

Sans pour autant tomber dans le piège de l’ultra segmentation ?

E.B. Exactement. C’est l’erreur classique que tout le monde fait dans le online depuis très longtemps. En matière de ciblage, il faut être capable de trouver le bon équilibre entre le volume des données nécessaires et la finesse de la segmentation. Une des premières erreurs de l’exploitation de la data en programmatique a justement été de travailler avec des segments de population trop réduits. Il faut reconnaître qu’avoir une idée précise de l’inventaire publicitaire disponible sur une cible reste difficile. Mais le marché a depuis corrigé le tir en adoptant une démarche “test and learn”. Grâce à cela, il est aujourd’hui plus aisé de monter une campagne structurée autour de clés de segmentation et d’un message qui vont répondre à un réel objectif market. Cela peut être du cross selling (ventes croisées), de l’up selling (montée en gamme), de la rétention d’attrition, de l’optimisation budgétaire sur des objectifs de couvertures sur cible, etc.

 

Quel type de données collectez-vous chez Eulerian ?

E.B. Majoritairement de la first party data, car elle est celle qui a le plus de valeur. Qu’elle soit ad centric ou issue d’un programme CRM, nous fournissons à nos clients des solutions de web analytics qui leur permettent, schématiquement, de comprendre d’où viennent leurs clients, pourquoi ils reviennent, qui ils sont, etc. Nous ne revendons pas de données à nos clients et nous n’en collectons pas pour notre compte.

 

Le partage des données entretient un climat assez anxiogène sur le marché et fait souvent l’objet d’un bras de fer entre annonceurs, régies, agences médias, intermédiaires… Quelles sont les règles permettant d’établir une relation de confiance entre toutes les parties ?

E.B. Je ne pense pas que ce soit une question de règle. Sans faire de la philosophie de comptoir, l’être humain a peur de ce qu’il ne connaît pas, et force est de constater qu’en France il y a une méconnaissance globale des process techniques propres à la gestion de datas. C’est cette ignorance qui génère de l’anxiété. Or, cette anxiété est la plupart du temps infondée. Certains annonceurs ont peur de choses qui n’ont aucune chance d’arriver et qui sont de l’ordre du fantasme. C’est particulièrement vrai pour ce qui touche aux mécaniques de fraude par exemple. C’est un problème de fond et malheureusement je n’ai pas l’impression que ça s’améliore.

 

À quoi est-ce dû selon vous ?

E.B. Historiquement, nous avions un marché relativement bien structuré avec un éditeur, une régie, une agence, un annonceur et un flux de communication encadré par la loi Sapin. L’avènement du digital a fait éclater ce modèle en multipliant le nombre d’intermédiaires opérant dans la chaîne : on se retrouve aujourd’hui avec des éditeurs, des places de marché, plusieurs plate-formes qui peuvent vendre le même éditeur, plusieurs intervenants qui peuvent acheter pour le même annonceur et potentiellement une agence qui dispose de son trading desk. On a complexifié les workflows techniques et chaque intervenant a sa propre équation économique, ce qui débouche sur une distorsion des intérêts de tout le monde. J’ai néanmoins la conviction que nous allons rapidement assister à une concentration du marché, car son organisation actuelle n’est pas viable à long terme.

 

Quel regard portez-vous sur le marketing prédictif qui est une des composantes clés de l’utilisation du big data ?

E.B. Il se démocratise de plus en plus et offre un champ d’investigation et de créativité passionnant pour les marketeurs. Même si aucun algorithme ne peut prévoir ce qu’il se passe dans le cerveau d’un individu au moment où il visite un site web, l’analyse en temps réel des données statistiques, comportementales, conversationnelles, sémantiques et autres constituent un apport incontestable pour l’efficacité du message qui lui est délivré. Mais il s’agit là aussi d’un sujet sensible. Nous devons prendre garde à ne pas jouer aux mauvais génies en étant trop intrusifs dans la vie des consommateurs, au risque de déstabiliser leur existence. Le meilleur cas de figure reste la façon dont la société Target identifie les femmes enceintes à partir de la fréquence d’achat de certains produits, en allant jusqu’à prédire la date de la naissance avant que la famille des jeunes femmes ne soit au courant comme cela a déjà été rapporté par les médias américains. Mais ce type de dérapage n’est pas monnaie courante, car le marketing prédictif s’applique pour le moment majoritairement à des secteurs peu sensibles. En revanche, cela risque de devenir plus délicat quand, par exemple, les annonceurs liés au monde de la santé investiront massivement dans le online ou que vous recevrez une pub Roc Eclerc parce cette société aura repéré via votre vos données de navigation que vous avez un parent mourrant.

 

Justement, jusqu’où peut-on aller dans l’exploitation des données ? Le mot raisonnable fait-il sens dans cet univers ?

E.B. La masse d’informations récoltées a de quoi donner le vertige : rien que chez Eulerian Technologies cela se compte en dizaines de milliards chaque mois. On peut donc aller très loin dans leur exploitation. Si l’on travaille intelligement, il n’y a aucune limite technique et encore moins intellectuelle à leur exploitation. En fait, en matière d’usage des données, c’est le consommateur qui reste le juge de paix. C’est lui qui fixe ce qu’il est prêt à tolérer et l’écosystème s’y adapte bon gré mal gré.  C’est exactement ce qu’il se passe actuellement avec le phénomène des adblocks. En poussant trop loin le bouchon -notamment avec le retargeting-, les acteurs de l’e-pub ont provoqué un rejet massif qui les a obligés à revoir leur copie. Le marché agit davantage en réaction qu’en appliquant des règles de comportement préétablies. Mais c’est souvent le cas lorsque l’on travaille sur des phénomènes nouveaux.

 

Ne risque-t-on pas d’assister à une fracture entre les entreprises qui  peuvent aller très loin dans l’exploitation des datas et celles qui n’en ont pas les moyens ?

E.B. Encore une fois, je crois pronfondément que l’intelligence l’emportera toujours sur la puissance financière. À chaque fois que l’on connaît des ruptures technologiques comme celles que l’on vit actuellement, on peut appliquer l’adage franchouillard “on n’a pas de pétrole mais on a des idées “. Dans l’univers du big data et des web analytics, avoir un gros budget n’est pas un gage de réussite. Ce qui compte, c’est le flair et voir dans les données dont on dispose ce que les autres ne voient pas.

 

Estimez-vous pertinent que de plus en plus d’annonceurs se dotent d’une Data Management Platform ?

E.B. On nous dit que la DMP est la pierre angulaire du data-driven marketing. Mais le problème est que ce terme est aussi vague que le mot voiture. En la matière, vous avez aussi bien des Ferraris que des familiales. La question n’est pas de savoir si on a besoin d’une DMP mais si l’utilisation qu’on a de la data est en adéquation avec sa stratégie marketing. C’est donc à l’annonceur de définir ses besoins réels, sans forcément céder au chant des sirènes.

 

Jusqu’ici, la data appliquée à la pub en ligne était dans une logique très court-termiste. Comment l’optimiser sur le long terme ?

E.B. C’est de moins en mois vrai. Ce qui change fondamententalement la donne c’est qu’on incorpore désormais les données CRM, qui sont pour le coup des indicateurs de comportement à long terme. Le patrimoine data se construit donc là, avec cette culture CRM. Et l’usage des données est désormais bien plus stratégique que tactique.



Quelle sera, selon vous, la prochaine étape majeure liée au big data ?

E.B. Nous allons vers encore plus de complexité car les canaux digitaux se multiplient. Mais je suis particulièrement curieux de voir comment les problématiques data vont impacter le média télévision, qui reste le support privilégié des annonceurs et devant lequel les Français passent encore plus de trois heures par jour. On a jusqu’ici développé beaucoup de technologies sur une logique d’individu, renforcée par l’usage du mobile. Or, d’un point de vue tracking et ciblage on va se retrouver avec un inventaire de données colossal sur un support utilisé par plusieurs personnes au sein d’un même foyer. C’est très prometteur d’un point de vue “analytics”.

Eulerian Technologies en bref

Entreprise créée en 2002 par Guillaume Fougnies et Mathieu Jondet

40 milliards d’actions marketing traitées par mois en temps réel

700 sites mesurés

130 clients

40% du Top e-commerce français utilisent ses solutions

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