Enquête
Il y a quelques années, elles étaient les licornes en devenir de la publicité, avec des embauches massives, des opérations très innovantes et des façons de travailler disruptives. Aujourd'hui, les agences digitales se font discrètes, mais sont toujours bien présentes et n'ont pas dit leur dernier mot.

Chercher les agences digitales aujourd'hui, c'est un peu comme jouer à « Où est Charlie ? ». On sait pertinemment qu'elles sont là dans le paysage publicitaire, mais il est difficile de les repérer. Ces dernières années, les agences digitales sont le Charlie du secteur de la publicité. Omniprésentes mais discrètes, secrètes même, dans un monde digital très mouvant. L’histoire de ces agences commence avec internet à la fin des années 90, elles s'appellent alors « agences multimédias ». Un terme qui semble tout droit sorti d’un autre temps… Parce que le web de l’époque n’est pas celui d’aujourd’hui, avec un haut débit très peu développé. « Les agences ont dû alors offrir de nouvelles possibilités pour les marques dans leur communication mais il y avait une contrainte forte liée aux connexions, on ne pouvait utiliser que très peu de données et d’images », rappelle Grégory Pascal, président et fondateur de SensioGrey [ex Extreme Sensio], et président de l’AACC Digital. En 2005, le développement de l’ADSL crée une ruée vers le net, quand le paiement à la consommation laisse place au forfait. Les agences digitales explosent. « On a pu intégrer des images et de l’animation, et c’est à ce moment-là que les agences de publicité ont commencé à racheter les agences digitales », précise Grégory Pascal. « C'est ironique quand on sait que les agences de pub avaient une piètre estime du numérique… mais elles ont fini par y venir aussi ! », confirme Anthony Hamelle, directeur général de Dan Paris et directeur des stratégies digitales de TBWA\Paris.

Une belle époque bousculée par l’explosion de la vidéo avec la naissance de plateformes spécialisées comme YouTube ou Dailymotion et par l’avènement des réseaux sociaux - MySpace, MSN, puis évidemment Facebook, Twitter, Pinterest et les petits derniers, Snapchat et Instagram -, qui atteignent leur apogée en même temps que le mobile. « À ce moment-là s'est posée la question de la présence de la marque sur les réseaux sociaux et de nouvelles problématiques sont apparues et ont obligé les agences à se staffer avec des ressources techniques, des intégrateurs HTML, de quoi faire de la coordination client… », rappelle Grégory Pascal. En résumé : « Nous sommes passés d’une économie de stock à une économie de flux. Les grands moments qu’étaient les lancements produits, les rapports annuels, Noël… ont volé en éclats pour une communication continue », explique Edouard Rencker, PDG de Makheia, fondateur de Sequoia.

«Un champ trop large à épouser»

Sauf que, comme à chaque changement majeur, certaines agences ratent le train, incapables de suivre une évolution aussi rapide que celle de leur activité. « La plupart de mes concurrents, au moment du lancement de Sequoia, ont mis la clé sous la porte, et ce, depuis un moment… », affirme Edouard Rencker. Et pour cause : « Une agence digitale devait alors être capable de gérer une newsroom et de proposer des contenus pour les médias sociaux. Le souci qui s’est posé de manière plus générale est que le digital est devenu un champ trop large à épouser, un nouveau monde s’est ouvert à nous avec une nouvelle distribution des pouvoirs. Le numérique est devenu un outil qui a irrigué l’ensemble de nos métiers », commente Anthony Hamelle. Les problématiques des clients se croisent, obligeant les agences à travailler de manière transverse, imposant systématiquement une approche à 360 degrés.

Les acteurs de tous horizons comprennent alors l’importance du digital et investissent pour que leur activité puisse s'épanouir dans cette nouvelle discipline. « Aujourd’hui, IBM, les éditeurs de logiciels, les experts verticaux, mais aussi les agences de communication qui ont fait leur mue, Google, Facebook, Deloitte, Capgemini, sont nos concurrents, énumère Edouard Rencker. Le gâteau a grossi mais on est de plus en plus nombreux à en vouloir une part. Et dans ce marché, nous, agences indépendantes, sommes des naines. On n’est pas assez concentré, c’est un combat compliqué, inégal. Nous ne sommes plus les mieux placées dans la bataille.»

«Une agence couteau suisse»

Pour lutter, Makheia, comme beaucoup d’autres, a fait tomber ses silos pour réunir ses entités sous une seule bannière. « C’est une nécessité aujourd’hui. Nous avons embauché de nouvelles compétences et fait des acquisitions dans le digital – Big Youth, Megalo, les Argonautes, Mademoiselle Scarlett – c’est ce qui nous a permis de nous transformer. Nous effectuons 80 % de notre marge dans le digital. » D’autres ont été happées par de grands groupes, à l'instar de Sensio, récemment racheté par Grey [WPP]. « C’est intéressant pour nous d'être adossés à un réseau international. Au sein d’un réseau publicitaire, on sait ce qu’on peut apporter. Survivre en tant qu’indépendante est possible si on se contente d’une certaine taille. Une fois qu’il y a des enjeux internationaux, cela devient très compliqué. Certaines ont réussi parce qu’elles se sont concentrées sur un secteur, comme Mazarine avec le luxe», explique le président de SensioGrey.

Avis non partagé par Matthieu de Lesseux, CEO d’Havas Creative France, notamment fondateur de Duke Razorfish et de la Digital University de DDB : « Je pense sincèrement qu’il y a de la place pour les petites agences, il y a tellement de sujets... Regardez We are social ou Buzzman qui se sont servies de leur savoir-faire pointu dans ce domaine pour se développer. Le numérique crée des opportunités partout. C’est une dynamique vertueuse qui crée des emplois et des idées. Le marché est en pleine croissance. »

Un constat partagé par les agences adhérentes à l’AACC Digital, qui déclarent régulièrement ne pas être en difficulté, bien au contraire… « Là où il y avait quatre ou cinq types de métiers il y a dix ans, il y en a désormais une trentaine ou une quarantaine. Ce n’est pas parce que nous ne sommes plus les seuls à porter cette innovation que ça veut dire que les autres s'en sortent mieux que nous. S’ils s’en sortent sur la partie technique, ils ont, pour la plupart, du mal à suivre dans l’accompagnement client. La grande force d’une agence digitale est d’être un couteau suisse. L’enjeu c’est de faire, et les cabinets de conseil ne sont pas équipés pour », considère Grégory Pascal. En plus d’être capable de faire, une bonne agence digitale aujourd’hui doit « être capable de bien comprendre le bain culturel avant d’opérer et d’introduire plus de séquences, pour un résultat moins opportuniste et plus efficace sur le long terme pour la marque », selon Anthony Hamelle. Et d'après Véronique Beaumont, CEO de DigitasLBi : « Il faut qu’elle ait une vraie compréhension des comportements digitaux et qu’elle soit une hybridation des compétences créatives et technologiques. »

Des groupes en fusion

Pour réunir ces compétences multiples au mieux sous une seule structure, les groupes ont commencé à fusionner leurs agences de communication avec les expertises web : rapprochement de Publicis Conseil et Nurun en janvier dernier, celui d'Havas 360 et Havas Paris début 2016 et fusion des activités d’Ogilvy chez WPP en mars dernier. « Il y a deux stratégies pour investir sur le numérique : miser sur les hommes et/ou sur les acquisitions. Chez Havas, par exemple, ils font les deux : ils embauchent des profils digitaux (comme le mien) et ils acquièrent des entités comme Fullsix, spécialisées dans la data qui est le lien entre toutes les expertises digitales aujourd'hui », précise Matthieu de Lesseux, arrivé chez Havas il y a quelques semaines. Les agences indépendantes dans ce domaine, elles, semblent être une espèce en voie d’extinction… « Ce n’est pas parce qu’elles ont fermé, c’est parce que les meilleures se sont fait racheter ! Les gros acteurs veulent se développer sur cette activité et donc ils vont chercher ces compétences », explique le CEO d’Havas Creative France. « Ça fait 27 ans que je fais ce métier et dès qu’une expertise forte apparaît – comme le CRM ou le marketing affinitaire – elle se retrouve intégrée, ce n’est d’ailleurs pas propre à notre secteur. Toute expertise est vouée à mourir (au sens où elle ne reste pas indépendante) à partir du moment où elle réussit. Je vous parie qu’il se passera la même chose avec l’intelligence artificielle », entrevoit Edouard Rencker.

Reste à savoir pourquoi, alors qu’elles rayonnent toujours sur le secteur, les agences digitales sont beaucoup moins dans la lumière que leurs concurrents… « Nous avons toujours été très actifs et nous avons toujours bien fait notre métier. C’est un problème d’occupation du terrain par d’autres phénomènes », considère Véronique Beaumont. « La tendance est ailleurs. Tout est “start-up” en ce moment, il y a un fort lobby autour de ce terme pour attirer les jeunes et je pense que ça empêche de parler d’autre chose », affirme de son côté Matthieu de Lesseux. La seule question qu’elles devraient se poser serait donc celle de leur nom : dans un monde irrigué par le digital, se faire appeler « agence digitale » est-il un non-sens ?

Le cas Buzzman

Quand on parle d’agence digitale, nombreux sont ceux qui citent Buzzman. Voilà qui ferait s’étrangler le fondateur de l’agence, Georges Mohammed-Chérif... Si à son lancement, il y a plus de dix ans, l’agence était spécialisée dans la communication sur le web, aujourd’hui elle se définit comme une véritable agence de publicité. « Buzzman a créé une hybridité entre création et digital, c’est un bel exemple de synergie qui a réussi », commente Anthony Hamelle de TBWA. Désormais, Buzzman fait bien plus que des « coups » sur les réseaux sociaux ou des films uniquement pour le web, elle crée des opérations et des films récompensés au-delà des catégories digitales, pour Ikea, Burger King, 30 millions d’amis ou, il n’y a encore pas si longtemps, Meetic. L’agence dispose des expertises nécessaires pour offrir à ses clients un post malin sur Twitter et un grand film à présenter aux Cannes Lions… Ce que doit être une véritable agence de publicité en 2017 en somme.

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