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Coincée entre de talentueux aînés et des natifs du digital, la génération actuelle des directeurs de la création a du mal à trouver sa place.

Plusieurs générations sont aujourd'hui aux manettes de la création française. La plus nombreuse, celle des 40-50 ans a commencé dans ce métier à la fin de son «âge d'or», quand régnaient encore en maître les gourous comme Philippe Michel (le «M» de CLM). La grande époque des accroches ciselées et des directions artistiques inspirées... Sous leurs jeunes yeux, s'illustrait alors le talent de leurs aînés, de Bertrand Suchet à Benoit Devarrieux en passant par Marie-Catherine Dupuy ou Jacques Séguéla.

«Un de mes premiers déclics créatifs a été une publicité de la fin des années 1980 pour la boisson Malibu, se souvient Stéphane Xiberras, 46 ans, président et directeur de la création de BETC. Ce film imaginé par Bertrand Suchet racontait la légende des pêcheurs de Barracuda préférant boire du Malibu toute la journée plutôt que d'aller en mer. J'ai trouvé ça tellement dingue que la publicité permette de mettre en scène une idée pareille...»

«Il y a peu de campagnes aujourd'hui où quand tu vois le texte, tu te dis: tiens, on ne m'a jamais raconté cette histoire, poursuit-il. A l'époque, c'était le sentiment que me procuraient souvent les campagnes de Benoit Devarrieux. C'est face à ce constat que j'ai eu l'idée de ma machine à fabriquer de la mauvaise publicité de manière automatisée.»

Chez Publicis Conseil, Olivier Altmann, 49 ans, embraye sur le même ton: «On est clairement passé de la gastronomie au fast-food. Avant, les campagnes t'envoyaient un message sur la société, te racontaient quelque chose d'intéressant.» A quarante ans tout juste, Alexandre Hervé, vice-président chargé de la création de DDB Paris, se défend de jouer, lui aussi, l'air du «c'était mieux avant», mais il n'empêche: «Nous vivons depuis quelques années la fin de règne de l'intelligence de ce métier. Je ne pense pas que l'on se rappellera grand chose de ce que l'on fait aujourd'hui.»

Cette génération, qui semble avoir connu le meilleur puis le pire de la publicité française, semble avoir du mal à trouver sa place aujourd'hui. Complexée par ses aînés, elle assimile difficilement la nouvelle génération de créatifs qu'elle doit à présent guider. Premier constat: le niveau général a beaucoup baissé.

«Cette dégradation se voit surtout dans l'écriture et... dans le nombre de fautes d'orthographe, remarque xxxx . Je me trouvais déjà plus limité que mes aînés comme Daniel Fohr, Pascal Manry, Eric Galmard ou Gabriel Gaultier. Des talents capables d'écrire deux pages de "body copy" d'une telle fluidité que ça se dévorait comme un bon bouquin!» Dans nombre de jeunes teams actuels, il n'y a plus de directeur artistique ou de concepteur-rédacteur différencié.

Des profils devenus mixtes, tous issus des mêmes écoles de communication ou de publicité. «Notre métier était plus libre avant, on ne savait même pas d'où venaient la plupart des copywriters, confie avec un peu de nostalgie Stéphane Xiberras. Certains étaient des anciens coursiers, d'autres débarquaient de la musique. On prenait des risques en misant sur des gens peu conventionnels. Aujourd'hui, les directeurs de la création regardent les dossiers des jeunes créatifs comme s'ils étaient à Cannes.»

Le pari du hors-format

Les crises économiques sont passées par là: l'argent s'est fait plus rare dans la publicité, diminuant la capacité des directeurs de la création à attirer des talents et surtout à les retenir. «L'appauvrissement financier des agences est un vrai problème car il ne permet plus de faire des paris sur des gens pas formatés qui viendraient rafraîchir les équipes», regrette Matthieu Elkaïm, 33 ans, directeur de la création de CLM BBDO.

Ce regard quelque peu désabusé sur la publicité actuelle est balayé par les plus optimistes des directeurs de la création. «Je n'éprouve aucune nostalgie vis-à-vis de cet âge d'or!, lance Georges Mohammed-Chérif, 43 ans, fondateur et directeur de la création de l'agence Buzzman. Pour moi, tout reste à faire dans la publicité. Quand je regarde travailler mes talents à l'agence, je me trouve même moins bon créatif qu'eux.»

Un sentiment partagé par le benjamin des directeurs de la création français, Matthieu Elkaim: «Si j'ai beaucoup de respect pour mes aînés, je préfère de loin la publicité que l'on fait aujourd'hui. Je suis issu d'une génération qui connaît la crise depuis ses débuts et qui a la mentalité de tenter des choses. A l'agence, ça bosse dur.» Selon lui, fini le mythe du créatif saltimbanque qui débarque à midi: «J'exige de mes équipes des longues journées de travail mais j'évite au maximum les charrettes le week-end. Parce qu'il y a aussi une vie après la pub!»

Le fossé digital

Pascal Grégoire, 50 ans, cofondateur et directeur de la création de l'agence La Chose, chérit une maxime personnelle: «Pour moi, c'est vraiment mieux devant!» Il poursuit: «A l'agence, je trouve ça formidable d'être entouré par des talents qui ont vingt-cinq ans de moins que moi. Ils sont extraordinaires, ils travaillent dur pour rester dans ce métier.»

Le fossé qui sépare la génération aux manettes et celle qui suit a un nom: Internet. Riche de nouvelles écritures, ce nouveau média a redistribué les cartes et creusé l'écart entre créatifs des anciens médias et natifs du digital. Le temps de la publicité s'est soudainement accéléré. «Aujourd'hui, on produit un film en moins de six semaines. Avant, on avait trois mois. Tout va vite et le temps de la réflexion aussi. Du coup, on trouve une idée bonne mais pas une extraordinaire...», admet Oliver Altmann.

Paradoxalement, les processus de décision se sont, eux, ralentis. «Aujourd'hui, arriver à sortir une création reste très compliqué», estime Alexandre Hervé. «J'ai appris à ne pas me réjouir tant que je ne vois pas mes annonces sorties dans les médias», confirme, superstitieux, Olivier Altmann. Au dernier moment, même une campagne achetée peut être annulée.

Dans cette course contre la montre permanente, comment éviter l'usure, la fatigue voire la ringardise? L'image d'Epinal du directeur de la création obligé de rester collé à la tendance, connecté à l'air du temps, est tenace. «Peut-être que je suis déjà resté trop longtemps...», plaisante Olivier Altmann. «Le secret c'est de se réinventer, estime Georges Mohammed-Chérif. Mon ras-le-bol de la publicité, je l'ai peut-être connu plus tôt que certains de ma génération et, du coup, j'ai cherché plus vite des solutions d'avenir.»

Innover donc pour garder sa passion intacte et repousser ainsi sa propre date de péremption. «Ce n'est pas une question d'âge, estime Stéphane Xiberras. Tu pourrais avoir cent ans et faire de très bonnes campagnes. Le jour où je commencerai à ne plus avoir cette dose d'inconscience, d'auto-dérision qui t'empêche d'avoir peur, d'avoir le trac alors là j'arrêterai.» Pas question donc de vieillir trop prématurément. «Je viens juste d'avoir quarante ans, je n'ai pas déjà envie de passer pour un vieux con...», murmure dans un sourire Alexandre Hervé.

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