Bilan
Plusieurs tendances se dégagent de la 65e édition des Cannes Lions, refaçonnée autour d’une durée réduite et d’une architecture simplifiée. Première d’entre elles, un nombre total de Lions à la baisse, qui doit permettre au festival de renouer avec son lustre d'antan.

Le système avait-il atteint ses limites ? Toujours est-il que le millésime 2018 des Cannes Lions aura vu souffler un vent nouveau sur la Croisette. Cinq jours au lieu d’une semaine, réorganisation autour de catégories pérennes, suppression de 120 sous-catégories, limitation des inscriptions à six catégories pour une même campagne… Les organisateurs, sous la pression de contributeurs majeurs comme le groupe Publicis - absent cette année -, ont décidé de revoir leur copie. À la sortie, un événement (un peu) moins fastueux que les années précédentes, avec moins de travaux créatifs inscrits (32 372 contre 41 170 un an plus tôt) et moins de lauréats (1 186 Lions contre 1 471 en 2017), préfigurant d’un retour progressif à la raison. Car si les thèmes de société ont occupé une nouvelle fois le devant de la scène cannoise, le principal enseignement réside dans ce retour naissant aux sources de l’événement. Une grand-messe planétaire dont l’aura avait souffert de la multiplication à outrance des trophées. « Less is more » pourrait bien devenir le nouveau mantra des festivaliers.

  • Agences françaises : Marcel et BETC brillent

S’il fallait retenir deux noms côté français - où l’édition 2018 des Cannes Lions s’est finie une fois de plus sans Grand Prix - ce serait probablement ces deux-là. Avec son « Marché interdit » développé pour Carrefour, la cote de Marcel continue de grimper. L’agence du groupe Publicis s’offre 14 Lions, dont quatre en Or, pour une opération inscrite par… l’annonceur (lire ci-dessous). Dans le sillage de l’opération « Save our species » pour Lacoste et ses polos au croco troqué pour des espèces en voie d’extinction, BETC Paris (groupe Havas) termine avec le même nombre de Lions mais seulement deux en Or. DDB Paris (huit Lions) et TBWA Paris (quatre Lions, dont un en Or pour Aides et la campagne #Sharethelove) sont en embuscade tandis que Publicis Conseil, Y&R, Herezie et Rosapark suivent respectivement. Au total, 78 Lions (selon notre décompte, 70 selon les organisateurs) ont été remportés par les agences hexagonales cette année, contre 86 l’an dernier. « Il faut juger la performance de Marcel et des agences françaises au regard de la baisse du nombre total de Lions », précise avec à propos Anne de Maupeou, directrice de la création chez Marcel.

  • Hégémonie des grands annonceurs

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on se bouchait le nez lorsqu’il s’agissait des lessiviers - de leur réputation créative, s’entend. Pourtant, cette année, un géant du secteur, Procter & Gamble [P&G], a largement survolé le classement : deux Grands Prix Film dans celle qui demeure, quoiqu’on en dise, la catégorie reine. P&G domine le chasse aux trophées grâce à « It’s a Tide ad » (Saatchi & Saatchi New York) et « The Talk » (BBDO New York). Le premier - qui a par ailleurs remporté le Lion Titanium - est une jouissive parodie d’à peu près tous les genres publicitaires - virile pub de bagnole, éthéré spot de parfum… -, guest-star en prime - David Harbour de Stranger Things -, le tout enlevé par un plan média aux petits oignons, qui consistait à truster les écrans du Superbowl… Dans une tonalité beaucoup moins loufoque, « The Talk », qui fait partie de la campagne « My Black Is Beautiful », montre des conversations de mères noires, avec leurs enfants, à qui elles expliquent que la vie sera probablement plus cruelle pour eux, mais qu’il méritent de la vivre aussi heureusement et pleinement que tous les autres…  Nul doute que quelque part à Cannes - ou ailleurs - Marc Pritchard, chief brand officer de P&G, a dû sabler quelques bouteilles. Celui qui fait le ménage depuis deux ans dans les investissements médias du groupe déclarait en mars dernier : « Il s’agit de sortir d’un modèle archaïque à la Mad Men, d’éliminer les silos entre créatifs, clients et consommateurs, et de se débarrasser de tout ce qui n’apporte rien à la créativité ». Cet « archaïque modèle à la Mad Men », cher Marc, a pourtant rapporté gros à P&G cette année… Tout comme à un autre géant, Apple, qui repart avec deux Grand Prix, (dans les catégories Entertainment Lions for Music et Brand Experience & Activation), grâce à son tour de force, « Welcome Home », shooté par Spike Jonze et conçu par TBWA Media Arts Lab.

  • Un enfer pavé de « brand purposes » ?

La tendance était déjà bien amorcée l’an passée. Cette année, c’est la confirmation : la pub s’est bel et bien rachetée une conscience, alors que les marques s’emparent à qui mieux mieux de causes sociétales, comme nous l’expliquions la semaine dernière dans le Stratégies numéro 1956. Ce que l’on appelle « le brand purpose » continue à avoir les faveurs des jurés, avec une ribambelle de publicités primées qui labourent, avec plus ou moins de bonheur, le fertile terrain des bons sentiments. Grand Prix Outdoor spécial pour « Presidential Twitter Library » (Comedy Central), Grand Prix Design pour « The Trash Isles » (AMV BBDO), Grand Prix Mobile pour « Corruption Detector » (Grey Brazil), Grand Prix Radio pour Carling Black Label (Ogilvy Cape Town), Grand Prix Entertainment pour KPN (N=5 Amsterdam), Grand Prix Health & Wellness et Lions Health Grand Prix For Good pour Asha Ek Hope Foundation – Blink To Speak (TBWA Mumbai), Grand Prix Direct pour Palau (par Host Havas Sydney)… N’en jetez plus ! Cette nouvelle forme d’« humanité augmentée » publicitaire aurait tendance, à la longue, à se muer en pensum…

  • Inscriptions : une question qui ne dit pas son nom

Programmée après le pavé jeté dans la mare par Arthur Sadoun un an plus tôt, l’absence du groupe Publicis en 2018 aura au moins eu deux mérites. D’une part, contribuer à réduire à la marge le train de vie fastueux d’un événement qualifié au fil du temps de « machine à cash » par Jacques Séguéla himself. D’autre part, celui d’avoir soulevé une question pas si banale qu’en apparence : qui de l’annonceur ou de l’agence doit inscrire une campagne ? Le cas de Marcel est venu le rappeler dans le clan français, où c’est l’annonceur - Carrefour - qui s’est chargé des inscriptions. Et ce n’est pas un cas isolé. DDB Paris a tenu à rappeler de son côté que deux campagnes primées, inscrites par des sociétés de production, étaient les fruits de ses entrailles. Une question de la plus haute importance quand on connaît le prestige d’un Lion et les rapports de force entre agences et annonceurs, autour notamment des sujets touchant aux cordons de la bourse. Pas de quoi y voir pour autant un nouvel outil de pouvoir selon Anne de Maupeou, qui préfère évoquer un « cercle vertueux » et des « prix profitant à tout le monde ».

Young Lions : un Argent porteur d’espoir



C’est un prix suffisamment rare pour être souligné. Dans une compétition des Young Lions où la France peine traditionnellement à briller, le team tricolore - composé de Raphaële Brachet et Jean Paoli (Weber Shandwick) - a raflé l’argent dans la catégorie PR. Une performance obtenue au terme d’une épreuve menée tambour battant (24 heures entre la remise du brief et le rendu) et remportée par la Chine. Sélectionné en mars dernier pour représenter le drapeau bleu-blanc-rouge puis coaché durant trois mois par le Syntec RP, le duo se remet doucement de ses émotions. « Le brief fourni par Amnesty International consistait à développer une stratégie contre le racisme, dans un monde où l’on recense par exemple un tweet raciste tous les neuf secondes », rembobine Jean Paoli. Après avoir « jeté beaucoup d’idées, et notamment celles relatives à l’intelligence artificielle », comme l’explique Raphaële Brachet, le team trouve in extremis son concept. « Il fallait attaquer le racisme à sa racine. Et s’il n’y a plus de “races”, il n’y a plus de racisme, d’où l’idée de créer une banque du sperme de la diversité. Une seule condition pour les utilisateurs : ne pas pouvoir opter pour le sperme d’une personne de la même “race”. C’est une idée extrême mais qui a le mérite de créer le débat, la conversation, et de pousser chacun à s’interroger », souligne le tandem. Un choix osé et un « gap créatif » qui ont su séduire le jury.

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